« À l'esprit des pauvres. À un très haut clergé. »
Arthur Rimbaud, « Dévotion », Illuminations
« Le front haut, des yeux bleus profonds et perçants, la barbe impeccablement taillée comme ses cheveux mi-longs ramenés quelque peu en arrière et séparés par une raie de trois-quarts à la mode romantique, une mâchoire puissante, le nez droit, une bouche sensuelle et nerveuse : marmoréenne, hiératique et empreinte de bonté du même mouvement, la figure d’Ozanam telle que nous l’abandonnent ses portraits d’époque correspond trait pour trait au caractère et à la vie qu’ont dépeints ses contemporains et ses hagiographes. Non pas un vieux sage, mais un jeune homme plein de force, et de la force amoureuse qui est première en ce monde. »
Tel était Frédéric Ozanam. Tel nous le dépeint en incipit un autre jeune homme, jeune romantique, jeune catholique – Jacques de Guillebon, dans un pénétrant ouvrage qu’il vient de consacrer au père fondateur – mort à 40 ans – du christianisme social et des Conférences Saint-Vincent-de-Paul : Frédéric Ozanam, la cause des pauvres [1]. Car il fut bien tout de go, et dès son jeune âge, le défenseur farouche et passionné de l’Église et des pauvres – l’une n’allant pas sans les autres. Qu’on le juge sur pièces.
Le problème ouvrier et la question sociale, avec la révolution de 1830 et les révoltes des Canuts de 1831 et 1834, viendront bousculer cette trajectoire d’apologiste, et faire du militant un apôtre. Prise de conscience qui l’habitera, le hantera jusqu'à la mort. L’intellectuel va passer à l’action : « Ne serait-il pas bien de former, par toute la France, une grande conspiration bienfaisante et chrétienne pour le soulagement des hommes et la gloire de Dieu ? »
Le 23 avril 1833, ce sont sept jeunes gens qui se mettent au service de Sœur Rosalie Rendu, et qui fondent, au 3, rue de l’Épée-de-Bois, la première Réunion de Charité. Visite des pauvres à domicile, soutien matériel et moral, amour du prochain en actes : les Conférences Saint-Vincent-de-Paul sont nées !
À la fin de l’année 1834, les confrères actifs étaient plus d’une centaine. Cette année-là, Frédéric peut écrire : « Aussi je voudrais que tous les jeunes gens de tête et de cœur s’unissent pour quelque œuvre charitable et qu’il se formât par tout le pays une vaste association généreuse pour le soulagement des classes populaires ».
Depuis son départ de Lyon, sa fibre sociale, proche du pauvre, du laborieux, de l’ouvrier s’est considérablement développée, à tel point que son biographe l’abbé Marcel Vincent pourra dire qu’il se sent en 1834, au moment de la révolte des Canuts, « de plain-pied avec le projet de réforme sociale et politique dont les lamennaisiens prônent depuis un an le dogme fondamental : libérée de la tutelle des puissants et des riches, l’Église doit renouer avec les masses profondes du peuple une solidarité active dans la lutte pour la justice ».
Toujours féru de la chose intellectuelle et spirituelle, pour donner à ses compagnons une formation doctrinale solide, Ozanam emmène avec lui Lacordaire pour convaincre Mgr de Quelen, archevêque de Paris, d’autoriser la tenue de conférences durant le carême à Notre-Dame. La première eut lieu le 8 mars 1835. En raison du succès immédiat rencontré par ces prédications, l'expérience fut poursuivie l'année suivante. De fait, les Conférences de Notre-Dame de Lacordaire, où celui-ci mêle avec exaltation religion, philosophie, poésie, représentent un renouvellement original de l'éloquence sacrée traditionnelle. Le succès est gigantesque.
En juin de cette année 1836, Frédéric obtient son doctorat de droit : il est avocat. Et revient vivre à Lyon. « La question qui agite aujourd’hui le monde autour de nous n’est ni une question de personnes, ni une question de formes politiques, mais une question sociale. Si c’est la lutte de ceux qui n’ont rien et de ceux qui ont trop, si c’est le choc violent de l’opulence et de la pauvreté qui fait trembler le sol sous nos pas, notre devoir, à nous chrétiens, est de nous interposer entre ces ennemis irréconciliables. »
Ozanam semble avoir rompu certaines amarres qui le liaient encore à son essence bourgeoise. Il affirme que « la charité publique doit intervenir dans les crises. Mais la charité, c’est le Samaritain qui verse l’huile dans les plaies du voyageur attaqué. C’est à la justice de prévenir les attaques. »
Il n’hésite pas à reprendre certaines expressions de Saint-Simon, mais pour leur imprimer sa marque catholique : « L’exploitation de l’homme par l’homme c’est l’esclavage. L’ouvrier-machine n’est plus qu’une partie du capital, comme l’esclave des anciens ; le service devient servitude. (…) Conséquences. Faire pour l’ouvrier ce qui se fait pour une machine : l’entretien le plus économique ; réduction des besoins physiques, à la place du pain des pommes de terre, la nourriture des animaux, travail des enfants dans les manufactures : élimination de tous les besoins moraux et intellectuels, suppression de la liberté religieuse, suppression de la famille, doctrine de Malthus, économistes à la solde ».
Mais Ozanam demeure original en ce sens qu’il pense, l’un des premiers, qu’il est possible malgré tout de construire cet ordre dans les circonstances présentes. « Passons aux barbares », sa fameuse phrase de 1848, signifiera cette espérance.
Artisan de paix, c’est ce qu’il souhaitera d’être en permanence, jusqu’au plus fort de la révolution de 48. C’est toujours son adage : « Avant de faire le bien public, nous pouvons essayer de faire le bien de quelques uns ; avant de régénérer la France, nous pouvons soulager quelques uns de ses pauvres ».
En septembre 1845, dans une lettre adressée à la Société Saint-Vincent de Paul de Mexico, il rappelle les fondements de l’œuvre de charité : « Notre premier objet fut d'affermir la foi et de ranimer la charité dans la jeunesse catholique, d'en resserrer les rangs par des amitiés édifiantes et solides, et de former ainsi une génération nouvelle, capable de réparer, s'il se peut, le mal que l'impiété a fait dans notre pays.
« Le premier moyen de réaliser ce dessein fut de nous rassembler toutes les semaines, d'apprendre ainsi à nous connaître et à nous aimer; et, afin de donner un intérêt à nos assemblées, nous entreprîmes la visite des pauvres à domicile : nous leur portâmes du pain, des secours temporels de plusieurs genres, et surtout de bons livres et de bons conseils (...) . Cette société, fondée il y a douze ans par huit jeunes gens très obscurs, compte aujourd'hui près de dix mille membres, dans cent trente trois villes ; et elle s'est établie en Angleterre, en Écosse, en Irlande, en Belgique, en Italie ».
1848. Dès février, Ozanam a pris son parti : « Derrière la révolution politique, il y a une révolution sociale. Derrière la république qui n'occupe guère que les gens lettrés, il y a les questions qui intéressent le peuple, pour lesquelles il s'est battu : les questions du travail, du repos et du salaire. Il ne faut pas croire qu'on puisse échapper à ces problèmes. Si l'on pense qu'on satisfera le peuple en lui donnant des assemblées primaires, des conseils législatifs, des magistrats nouveaux, des consuls, un président, on se trompe fort, et avant dix ans ce sera à recommencer (...). Nous allons ouvrir des cours publics pour les ouvriers, nous nous répandrons dans les clubs afin d'y porter de bonnes paroles et d'arrêter les mauvaises. Mais surtout nous nous préparons aux élections ». [2]
Et en effet, il participera à ces Sorbonnes populaires qui feront cependant long feu. Pour les élections à l’Assemblée constituante, il s’y présenta tardivement, cédant aux objurgations de ses amis lyonnais. Sa profession de foi est sans ambiguïté : « La Révolution de Février n’est pas pour moi un malheur public auquel il faut se résigner ; c’est un progrès qu’il faut soutenir. J’y reconnais l’avènement temporel de l’Évangile exprimé par ces trois mots : Liberté, égalité, fraternité ». Ce 15 avril 1848, Ozanam sonne donc la charge de la démocratie chrétienne.
On peut en juger sur pièce dans les articles très audacieux qu’il donne à L’Ère nouvelle en 1848, sur la question de la propriété et du socialisme :
« Il est temps d’en faire le partage et de reprendre notre bien, je veux dire ces vieilles et populaires idées de justice, de charité, de fraternité. Il est temps de montrer qu’on peut plaider la cause des prolétaires, se vouer au soulagement des classes souffrantes, poursuivre l’abolition du paupérisme, sans se rendre solidaire des prédications qui ont déchaîné la tempête de juin, et qui suspendent encore sur nous de si sombres nuages ». [3]
On le voit, la ligne de crête qu’il suivit fut toujours périlleuse, et ce qui fit son génie aurait pu faire sa perte.
1849, Frédéric est malade et doit se reposer en Suisse :« En présence de ces admirables montagnes qui bornent notre horizon, les querelles des hommes me paraissent bien petites et je ne puis concevoir qu'ils soient si pressés de se déchirer au lieu de jouir des œuvres de Dieu. »
D’un point de vue politique, de plus en plus, il est attaché à la République, ce que du reste ne lui pardonnent pas les ultras et les intransigeants : « Jamais peut-être les dissentiments ne furent plus violents et plus implacables. Quand je vois les partis monarchiques dont la fusion devait, disait-on, restaurer la société française, se déchirer si cruellement, et les orléanistes eux-mêmes se diviser à ce point que leurs récriminations remplissent depuis quinze jours les colonnes de vingt journaux, je crois plus que jamais à la durée de la République. J'y crois surtout pour le bien de la religion et pour le salut de l'Église de France qui serait cruellement compromise si les événements donnaient le pouvoir à un parti prêt à recommencer toutes les erreurs de la Restauration. (...) Cher ami, nous n'avons pas assez de foi, nous voulons toujours le rétablissement de la religion par des voies politiques (...). Non, non, les conversions ne se font point par les lois, mais par les mœurs, mais par les consciences. »
1853, dernière année de sa quarantaine. Il prend vraiment conscience de la gravité de son mal. Le 6 mai 1853 il écrit : « Ah ! Mon ami, quand on a le bonheur d'être devenu chrétien, c'est un grand honneur d'être né israélite, de se sentir le fils de ces patriarches et de ces prophètes dont les paroles sont si belles que l'Église n'a rien trouvé de plus beau à mettre dans la bouche de ses enfants. Pendant de longues semaines de langueur, les Psaumes ne sont guère sortis de mes mains. » [4]
De sa maladie qui allait l’enlever aux siens, il tire alors, sur les conseils de sa femme, le petit Livre des malades, centré sur la méditation des psaumes. Ce sont les mêmes thèmes d’ailleurs que ceux que développait Blanc de Saint-Bonnet, un autre Lyonnais. Il écrit : « Et cependant il se peut que dans le plan divin, nos douleurs vaillent mieux que nos livres ».
Il meurt la même année.
Sa postérité ? Immense, et à raviver sans doute en France et en espérance !
Falk van Gaver
[1] Jacques de Guillebon, Frédéric Ozanam, la cause des pauvres, L’Œuvre, 2011, 138 p., 20 €.
[2] Cité in Marcel Vincent, Ozanam. Une jeunesse romantique 1813-1833, Médiaspaul, 2005, p. 210.
[3] Cette suite d’articles sera reprise plus tard sous le titre Les Origines du socialisme, dans « Mélanges », in Œuvres complètes, Lecoffre.
[4] Lettre à Alexandre Dufieux, 6 mars 1848.