« On ne joue pas du clavecin ou du violon, on doit jouer la musique, avoir en tête un son beaucoup plus grand que celui qu’on a sous les doigts, être nourri par l’étude de la partition et par toute la culture qui l’entoure, les tableaux, les traités, la poésie, les autres instruments, la musique d’ensemble… » Gustav Leonhardt (entretien avec Gaëtan Naulleau, Diapason, mai 2008)
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Le coude du Herengracht à Amsterdam, 1685.
Huile sur toile, 53 x 62 cm, Amsterdam, Rijksmuseum.
Chacun savait qu’un cycle important était en train de s’achever après ce concert du 12 décembre 2011 qui fut le dernier d’un Gustav Leonhardt aux forces épuisées par la maladie. Un mois aura suffi pour qu’elle emporte cette figure à la fois discrète et immense qui a donné à la renaissance et au développement de la musique baroque une impulsion vitale essentielle et formé plusieurs générations d’interprètes.
Lorsque l’on tente de remettre en perspective ce que l’on sait de la vie et de l’art d’un homme peu enclin aux confidences, on est immédiatement frappé par leur parenté avec les représentations d’églises, de villes ou de paysages du XVIIe siècle hollandais, dont la sûreté de construction impressionne de loin tandis que la multitude de détails fascine au fur et à mesure que l’on s’en rapproche. Né le 30 mai 1928 à ’s-Graveland près d’Hilversum, dans la province de Hollande Septentrionale, c’est d’abord au piano qu’il se forme avant que ses parents, à la fin des années 1930, fassent l’acquisition d’un clavecin « moderne » pour que le jeune garçon puisse tenir convenablement la partie de continuo des pièces musicales jouées en famille presque chaque soir. Entre l’instrument et lui, alors admirateur fervent de Wanda Landowska (1879-1959), se nouent des liens qui dureront une vie entière. En 1947, Gustav Leonhardt part étudier durant trois ans à la Schola Cantorum de Bâle auprès du claveciniste et organiste Eduard Müller, avant de gagner Vienne où, tout en enseignant à l’Académie de musique de 1952 à 1955, il dévore livre sur livre, publie une étude sur L’Art de la Fugue démontrant que l’œuvre a été écrite pour le clavecin, donne ses premiers concerts et grave ses premiers disques pour Vanguard, dont un Frescobaldi qu’il qualifiera d’« horrible » en 1952 et sa première version des Variations Goldberg l’année suivante, tous deux sur des clavecins « modernes ».
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Le mot qui vient le plus spontanément à l’esprit pour définir Gustav Leonhardt est celui d’austérité, généralement suivi, pour faire bonne mesure, par le rappel de sa foi calviniste. Je serais néanmoins tenté de le remplacer par celui de concentration, presque au sens alchimique du terme, l’élimination du superflu aboutissant à un substantiel enrichissement de la matière restante. Qu’il s’agisse du garçonnet passant ses journées à accorder et jouer son premier clavecin dans les Pays-Bas occupés des années 1940, du jeune professeur des années de Vienne hantant les bibliothèques, du musicien accompli préparant avec une extrême minutie chacun de ses disques ou concerts pour que le jeu puisse ensuite se déployer librement – « Quand on joue, on ne pense pas ; on a pensé » déclarait-il – c’est bien le sentiment d’un travail continûment assidu et concentré comme condition de la liberté de l’interprète qui s’impose ; un humble artisanat et une profonde méditation visant à servir la musique et en porter l’émotion jusqu’aux autres en ne cherchant jamais à tirer la couverture à soi, une attitude aux antipodes du culte de l’effet gratuit et de la facilité aujourd’hui parfois si injustement prisée. Bien sûr, cette esthétique toute classique du mêdén agan (« rien de trop ») est patente dans son approche toute de fluidité et de lisibilité polyphonique de la musique pour clavier, mais prenez le temps de réécouter ses cantates de Bach dans l’intégrale Teldec et vous constaterez que toutes les forces en présence y sont mobilisées dans un seul but, celui de rendre la Parole sensible à l’esprit comme au cœur et donc agissante.
![L'éloquence du silence. Hommage à Gustav Leonhardt (1928-2012) gustav leonhardt juin 2011](http://media.paperblog.fr/i/523/5236684/leloquence-silence-hommage-gustav-leonhardt-1-L-fmsMWI.jpeg)
Il y a fort à parier qu’en homme élégant et discret, Gustav Leonhardt aurait détesté les hommages dont il est l’objet depuis quelques jours dans le monde entier, celui-ci comme les autres. Il m’était cependant impossible de ne pas honorer la mémoire d’un de ceux sans l’engagement duquel rien de ce que les plus jeunes amateurs de musique baroque considèrent aujourd’hui comme acquis, en termes d’interprétation comme de répertoire, n’aurait été envisageable. Loin de l’image de divinité inaccessible et marmoréenne, c’est le formidable vivant dont le regard s’est pour toujours refermé sur les miroitements du Herengracht en ce 16 janvier 2012 que j’ai tenu à saluer.
Écouter Gustav Leonhardt :
Le legs discographique du musicien est considérable, puisqu’il a signé plus de 200 enregistrements en qualité de soliste ou de chef, dont il faut dire d’emblée que nombre ne sont malheureusement disponibles que de façon très aléatoire ; les extraits retenus pour accompagner ce billet d’hommage ne sont que de faibles reflets d’un ensemble dont l’importance fait espérer un jour une édition intégrale.
À qui ne connaîtrait pas ou peu le travail du maître, je conseille en priorité le récital qu’il consacrait à des compositeurs anglais et allemands chez Alpha (plage n°2) et qui a le mérite d’offrir un vaste panorama des répertoires qu’il abordait, à la notable exception de la musique française, en particulier Louis Couperin et Antoine Forqueray avec lesquels ses affinités sont indiscutables. Le mieux est ensuite de partir à la découverte de ses disques avec le même esprit curieux qui l’a animé tout au long de sa vie : vous y trouverez mille occasions d’apprendre et de vous émouvoir, y compris lorsque la réalisation vocale ou instrumentale est imparfaite ou datée.
1. Johann Sebastian Bach (1685-1750), Cantate pour le 16e dimanche après la Trinité, Liebster Gott, wenn werd ich sterben ? BWV 8 (1724) :
[I] Chœur : « Liebster Gott, wenn werd ich sterben ? »
King’s College Choir Cambridge
Leonhardt-Consort
Gustav Leonhardt, direction
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2. William Byrd (c.1542-1623), Queens Alman
Gustav Leonhardt, claviorganum
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3. Jan Pieterszoon Sweelinck (1562-1621), Da Pacem, Domine, in diebus nostris
Gustav Leonhardt, orgue de la Sint-Jacobskerk de La Haye
![L'éloquence du silence. Hommage à Gustav Leonhardt (1928-2012) jan pieterszoon sweelinck organ works gustav leonhardt](http://media.paperblog.fr/i/523/5236684/leloquence-silence-hommage-gustav-leonhardt-1-L-oRoNUW.jpeg)
La photographie de Gustav Leonhardt au château de l'Engarran en juin 2011 est de Philippe Leclant, que je remercie de m’avoir autorisé à l’utiliser.