Après les députés le 22 décembre 2011, les sénateurs sont appelés le 23
janvier 2012 à se prononcer sur la pénalisation de la négation des génocides. Retour sur une proposition de loi qui fait polémique malgré un apparent consensus de la classe
politique.
Le mercredi 18 janvier 2012, la Commission des lois du Sénat a
rejeté, par 23 voix contre 9, la proposition de loi votée quasi-unanimement par l’Assemblée Nationale le 22 décembre 2011 visant à pénaliser la négation du génocide arménien. En cela, malgré le changement de majorité au Sénat, la Commission a réitéré sa position prise il y a huit mois pour une proposition
du même genre.
Cela dit, cette proposition sera à l’ordre du jour au Sénat le lundi 23 janvier 2012 et sera probablement
adoptée (et donc, le processus sera définitif) en raison de l’approbation des présidents des deux groupes les plus importants, François Rebsamen pour les socialistes et Jean-Claude Gaudin pour
l’UMP.
Mais, reprenons le déroulé de cette procédure. J’ai essayé d’y voir un peu plus clair sur un sujet qui semble passionner beaucoup de monde.
Ce que les médias en ont dit
Le vendredi 22 décembre 2011, l’Assemblée nationale adopte en séance plénière effectivement une proposition
de loi visant à pénaliser la négation du génocide arménien. Bon, en fait, ce n’est pas tout à fait cela mais c’est à peu près ce que les médias ont rapporté à l’époque.
Plusieurs jours avant, le gouvernement turc faisait même pression pour éviter le vote de cette proposition.
Dès son adoption par les députés, l’ambassadeur de Turquie a quitté précipitamment Paris mais il est revenu la première semaine de janvier. Il est possible qu’en guise d’incident diplomatique, il
ait d’abord voulu s’éclipser pour fêter la fin de l’année (pas Noël, j’imagine).
La proposition a été largement approuvée tant à gauche qu’à droite (qui est majoritaire à l’Assemblée
Nationale). Elle fait suite à la reconnaissance officielle du génocide arménien par la France votée le 29 mai 1998 à l’Assemblée nationale concrétisée par la loi du 29 janvier 2001 votée à
l’unanimité (sous le gouvernement Jospin, donc, avec une majorité de gauche).
Dans les indiscrétions journalistiques, il semblerait que les socialistes, maintenant qu’ils ont la majorité
au Sénat, depuis le 1er octobre 2011, aient voulu présenté une proposition de loi similaire au Sénat et pour prendre de vitesse les socialistes, Nicolas Sarkozy aurait demandé à
Valérie Boyer, députée UMP de Marseille et rapporteure de la Commission des lois, de déposer le même genre de proposition au bureau de l’Assemblée Nationale (ce qu’elle a fait le 18 octobre
2011).
Premières réflexions
Certes, il est inadmissible que le gouvernement turc ait fait pression sur les parlementaires français (et
continue d’en faire, d’ailleurs), notamment en menaçant la France de mesures coercitives concernant les échanges économiques entre la France et la Turquie qui sont florissants (et excédentaires
pour la France). Comme il est inadmissible que le site Internet de Valérie Boyer ainsi que celui de Patrick Devedjian, ancien ministre et député UMP au nom arménien qui s’est impliqué dans la
discussion de cette proposition, aient été piratés par des officines qui seraient proches des islamistes turcs.
Mais, le surlendemain, je m’étais dit que c’était quand même peu pertinent de faire une telle loi. Parce
qu’il n’y avait aucune urgence, parce que la notion de génocide est très délicate à manipuler, que la cohésion sociale est toujours très instable, très fragile, et que la période électorale
laisse entrevoir des arrière-pensées électoralistes qui dénaturent le débat. Il y a en effet six cent mille Français d’origine arménienne (ne parlons pas de "communauté", nous sommes dans une
République sans communautarisme).
Je doute cependant que ces Français-là votent en fonction de cette proposition de loi et pas en fonction de
considérations politiques, économiques et sociales classiques pour une élection présidentielle. L’effet électoraliste me paraît donc assez vain.
Je doute aussi que les menaces verbales du gouvernement turc sur le commerce franco-turc soient suivies
d’effet puisque la Turquie a adhéré à l’OMC (Organisation mondiale du commerce) et est en contrat d’association avec l’Union Européenne (UE), ce qui interdit toute discrimination commerciale
entre les pays membres de l’UE. Elle est aussi membre du Conseil de l’Europe, ce qui lui donne quelques obligations pour le respect des droits de l’homme.
Non, je trouvais peu pertinent cette proposition surtout parce que la Turquie est aujourd’hui la pierre
angulaire du monde islamique. Face aux pays d’Afrique du Nord qui se dotent de gouvernements islamistes (Libye, Tunisie, Maroc, Égypte), la Turquie souhaite reprendre le leadership tant du Moyen-Orient (la guerre en Irak et l’isolement
délibéré de l’Iran l’ont aidée) que du monde musulman. Recep Tayyip Erdogan, le Premier Ministre turc depuis
2003, a d’ailleurs cette ambition de rendre compatible l’islamisme et la démocratie, un peu à l’instar du
christianisme à la fin du XIXe siècle (pas forcément très sincèrement).
Et la position géostratégique de la Turquie est aujourd’hui essentielle face à une Syrie en proie à la
violence totale : aucune intervention militaire ne pourrait sérieusement se faire sans l’accord de la Turquie.
Bref, je me suis dit que les partis gouvernementaux (UMP et PS) auraient encore "tout faux" sur ce sujet car
ils joueraient avec le feu sans s’en rendre compte ou juste par complaisance pour une certaine catégorie de leur électorat. Certes, quelques personnalités comme François Bayrou (candidat) ou Gérard Larcher (ancien Président du Sénat) ont déclaré qu’ils étaient contre cette loi, mais ils sont très largement minoritaires dans la classe politique.
Approfondissement
Et puis, le 3 janvier 2012, j’ai quand même voulu rechercher les informations à la source, c’est-à-dire, le
texte exact de la proposition de loi qui a été votée le 22 décembre 2011 et les différents travaux parlementaires qui s’y rapportaient.
Le texte ne mange pas de pain. Déjà, il ne cite pas explicitement le génocide arménien et par conséquent, il
n’est pas une provocation à l’égard de la Turquie. Il est seulement évoqué les génocides qui ont été ou seront reconnus par la France, pour l’instant, il y en a deux : la Shoah et le
génocide arménien. Il faudra probablement encore du temps pour le génocide rwandais et pour le massacre des
khmers rouges qui ne peut pas être assimilé à un génocide puisqu’il a été perpétré par des représentants du même peuple. L’ONU, quant à elle, a reconnu la Shoah, le Rwanda et l’Arménie.
Ensuite, ce texte n’est qu’une conséquence technique tant de dispositions européennes que de la loi du 29
janvier 2001 qui a reconnu le génocide arménien. Car cette loi de 2001 ne prévoit aucune sanction si celle-ci est violée. Ce qui signifie que cette loi est violable à volonté puisque sans risque
de sanction.
Ni loi mémorielle, ni atteinte à la liberté d’expression
Donc, reprenons : d’une part, cette proposition n’a rien à voir avec une loi mémorielle. Celle-ci a déjà
été votée il y a plus de dix ans. Probablement que l’absence de sanction était même une fleur faite à la Turquie pour qu’elle aille vers le chemin de la reconnaissance, elle aussi. Au contraire,
elle s’est arc-boutée en pénalisant ceux, chez elle, qui reconnaîtraient le génocide arménien. Le monde à l’envers.
Ce qui est pourtant évident, c’est que les dirigeants de la Turquie actuelle n’ont rien à voir avec ceux de
l’Empire ottoman en 1915. Alors, pourquoi ce refus de reconnaissance ? Pour éviter des poursuites judiciaires et des demandes d’indemnisation ? La Turquie pourrait très bien reconnaître
le génocide et exclure toute demande de réparation pour clore définitivement le débat.
Le texte français, enfin, n’interdit pas la liberté d’expression, mais sanctionne uniquement les incitations
à la haine et les négations « outrancières » (seul, le juge peut apprécier la notion).
Valérie Boyer a présenté ainsi son texte : « La principale innovation du texte consistait à
pénaliser la négation des crimes de génocide, et cela – permettez-moi d’y insister – dans un cadre bien précis, en l’espèce lorsque le comportement est exercé de manière à inciter à la violence
ou à la haine à l’égard d’un groupe de personnes ou d’un membre d’un tel groupe. C’est sur ce dernier point que la loi française doit être mise en conformité avec le droit européen et c’est tout
l’objet de la proposition de transposition partielle que je vous soumets aujourd’hui. ».
Une loi qui se soucie uniquement de la population française
En lisant le contenu des documents parlementaires, il est aussi un autre risque de contresens : cette
proposition n’a aucun but à l’égard de la Turquie ou de l’extérieur en général, mais n’est qu’un texte pour gérer les relations intérieures, pour éviter les trop nombreux actes de haine.
Valérie Boyer l’a d’ailleurs déploré le 22 décembre 2011 et a considéré que ces actes justifiaient cette
nouvelle loi : « Je tiens à votre disposition une liste non exhaustive mais déjà longue des contestations, des
profanations et des exactions commises envers la mémoire des descendants des victimes ou des victimes encore vivantes. On ne saurait aujourd’hui, en tant que député, ne pas protéger nos
concitoyens français contre des exactions et des profanations commises sur le sol français. C’est de cela dont il s’agit aujourd’hui. Cette loi concerne des ressortissants français et leur
mémoire. ».
Une loi doublon ?
Certes, il y a déjà tout un arsenal législatif très lourd pour sanctionner les incitations à la haine, à
commencer par l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse qui punit de cinq ans d’emprisonnement et de 45 000 euros :
« ceux qui auront directement provoqué, dans le cas où cette
provocation n'aurait pas été suivie d'effet, à commettre l'une des infractions suivantes : les atteintes volontaires à la vie, les atteintes volontaires à l'intégrité de la personne et les
agressions sexuelles ; les vols, les extorsions et les destructions, dégradations et détériorations volontaires dangereuses pour les personnes ;
ceux qui auront fait l'apologie des
crimes visés au premier alinéa, des crimes de guerre, des crimes contre l'humanité ou des crimes et délits de collaboration avec l'ennemi ;
ceux qui auront provoqué à la discrimination, à la haine ou à la violence à l'égard d'une
personne ou d'un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ;
ceux qui auront provoqué à la haine ou à la violence à l'égard d'une personne ou d'un
groupe de personnes à raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou de leur handicap ou auront provoqué, à l'égard des mêmes personnes, aux discriminations ».
Cette dernière catégorie a été rajoutée par le titre III de la loi 2004-1486 du 30 décembre 2004.
Donc, on pourrait dire que la proposition votée le 22 décembre 2011 est inutile puisqu’elle forme un doublon
avec les sanctions déjà très sévères de la loi de 1881.
C’est ce que pense François Bayrou : « La
justice pénale doit-elle être enrôlée dans ce débat ? Je considère que c’est dangereux, que faire flamber ces braises présente un risque pour la société française. ».
Dominique Raimbourg, l’orateur communiste, a, de son côté, retiré ses amendements pour
finalement voter le texte : « En ce qui concerne le rétablissement de la vérité historique, le texte a aussi le mérite de ne pénaliser que les
négations "outrancières". Tout est dans cet adjectif. L’appréciation de l’outrance sera réservée au juge et la sanction pénale ne s’exercera pas à
l’encontre de celui qui, comme vous le disiez avec beaucoup de justesse, monsieur Bayrou, répétera ce qu’on lui a appris, sans doute à tort, dans sa famille, mais à l’encontre de celui qui fait
usage de la recherche historique dans le but d’exciter à la haine et aux passions. ».
Car il est aussi un élément qui distingue la reconnaissance du génocide arménien de la Shoah : c’est
qu’il existe encore un État (la Turquie) qui refuse de le reconnaître et qui continue à faire de la propagande à l’extérieur pour empêcher sa reconnaissance (les dernières pressions en France le
prouvent encore). Tandis que l’Allemagne est probablement la première nation à reconnaître la Shoah.
Bref, qu’en penser in fine ?
Que le génocide arménien ait eu lieu me paraît un fait historique indiscutable (il me semble qu’il ait été
même reconnu par l’Empire ottoman). Que ce génocide soit reconnu par la France comme par de nombreux pays et organisations internationales est un autre fait.
Que ce texte paraît être une simple rationalisation juridique pour remettre du sens à toute reconnaissance de
génocide, passée ou future, me semble exacte.
Mais il me paraît également juste de rappeler que le moment me paraît pour le moins mal choisi (tant au
niveau national, campagne présidentielle, qu’au niveau international, fortes tensions en raison de la Syrie et de l’Iran) et pas du tout utile puisque nos lois nous protégent déjà lourdement des
incitations à la haine.
Comme dirait une ancienne émission politique, à vous de juger !
Mais jugez au minimum avec l’éclairage des informations à la source, c’est-à-dire les documents complets disponibles à tous les citoyens mais que ne vont même pas lire les journalistes (trop happés par l’instantané ?).
Aussi sur le
blog.
Sylvain Rakotoarison (19 janvier
2012)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Documents à la source sur la proposition de loi sur les
génocides.
Le monde
musulman en pleine transition.
Turquie : ne pas se
voiler la face…
http://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/que-penser-de-la-proposition-de-108377