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La nuit tous les chats sont noirs, de Edgar Hilsenrath

Par Fric Frac Club

La nuit tous les chats sont noirs. - Edgar Hilsenrath - Nuit (Attila, 2012 - trad. Jörg Stickan et Sacha Zilberfarb) par Antonio Werli La nuit tous les chats sont noirs. - Edgar Hilsenrath - Nuit (Attila, 2012 - trad. Jörg Stickan et Sacha Zilberfarb) par Antonio Werli Dans Fuck America, Jakob Bronsky tente d'écrire LE livre du ghetto, intitulé Le Branleur, qui relaterait de l'intérieur cette expérience absolument démente de l'histoire, surtout éminemment personnelle puisque Jakob Bronsky est le double fictionnel de l'auteur, juif allemand né en 1926, Edgar Hilsenrath, qui vécut peu ou prou les affres contées dans Fuck America comme dans Le Branleur. Dans Fuck America, Bronsky raconte la galère dans laquelle il se trouve, à New York dans les années 50, pour écrire et « vendre » son roman. Fuck America a été publié en 1980 en Allemagne, décennie qui vit enfin Hilsenrath porté au pinacle dans son propre pays, et il fallait bien en passer par là pour voir Nacht y être (re)considéré, mais avec quelques dizaines d'années de décalage (la première publication allemande date de 1964 et a subi une espèce de censure passive, vu que personne ne s'est mouillé pour rééditer l'ouvrage pendant presque vingt ans). Jolie mise en abyme, au fond, mettant en lumière le malheureux parcours éditorial d'un écrivain qui avait tant à dire, de manière si peu conventionnelle. Classique aujourd'hui et couvert de prix, Hilsenrath n'a pas toujours été en faveur auprès du public allemand — trop moralement subversif, pour résumer. Pourtant, ailleurs comme aux Etats-Unis, The Nazi and the Barber avait été best-seller... et en France, après les années 70 où il a disparu de la circulation, c'est à Attila que nous devons une retraduction complète, et fidèle au ton de l'auteur, de Le nazi et le barbier, parue il y a de presque deux ans. D'autres livres d'Hilsenrath ont été édités en France, mais il reste des inédits, dont ce premier roman et véritable chef-d'œuvre qu'est donc Nuit, dont parle Hilsenrath dans Fuck America comme étant le livre que Bronsky ne cesse d'écrire, ce fameux Le Branleur. Remettre toute cette affaire dans son contexte n'est pas indispensable pour lire, comprendre et apprécier Nuit. Cela permet cependant de saisir l'énergie et le projet qui sous-tend son écriture, et — comme la plupart des romans d'Hilsenrath, quand bien même ils opèrent dans les parages du burlesque, du carnavalesque, du parodique et du mythique — en fait un très très très grand livre. 1941, Prokov, ville ukrainienne occupée par l'armée roumaine. Ranek cherche un abri dans le ghetto, comme la foule de plus en plus importante de juifs sans-abris, suite aux destructions de la guerre. C'est à l'asile de nuit — une ruine —, parmi les derniers des humains, qu'il trouve une place, moyennant quelques pelures de patates ou de vieux mégots. Ce n'est pas la place la plus confortable, mais au moins, il peut échapper aux rafles, à la pluie, au froid. Ses propres fantômes semblent moins effrayants que ses congénères, il faut avouer que très rapidement les descriptions crues de ce monde clos et hermétique qu'est le ghetto, fondant un retour presque irrémédiable vers une forme de sauvagerie, appellent les plus terrifiantes images qu'a pu porter la littérature fantastique et d'horreur. La vie réduite à la survie évacue toute péripétie et tout ornement pour ne laisser que l'essentiel, et c'est en fait un texte qui oscille entre réalisme et expressionnisme qui s'annonce. Ranek n'a pas le loisir de s'attarder sur des détails ou de considérer ce qui advient. Il n'y a plus d'anecdotes mais une suite continue de moments qui occupent l'estomac des protagonistes (ici on accouche et là on viole une vieille femme, ici on porte un mort et là on enterre un vivant, ici on tabasse un cadavre et là on caresse un enfant, ici on agonise dans une rigole et là on se cache dans un trou, ici on passe une heure aux putes et là on boit un demi-café, ici on blague, là on insulte) ; il est indispensable d'entretenir sa mémoire, de remplir ses entrailles et de réchauffer son corps : voilà ce à quoi mène l'extraordinaire et contradictoire pulsion de vie des hommes et femmes du ghetto de Prokov. Autour de Ranek gravitent plusieurs personnages, ils appartiennent tous à ce lieu, avec leurs différences de statut et de classe, redéfinies dans les limites du ghetto même. Prostituées, médecins, vagabonds, malades, sans-abris, mendiantes, commerçants, parents, soldats, enfants, accoucheurs, miliciens juifs, chiens errants, toute une comédie humaine définit le peuple du ghetto et en fait le système économique, émotionnel et organique. Mais malgré cette construction humaine qui obéit elle aussi à quelque chose qui lui échappe comme chacun des personnages qui la constitue, tout se désagrège, se détériore. Les mieux lotis perdent leurs moyens, les vagabonds attrapent le typhus, les morts se font voler leurs dents en or. La bataille est en réalité double : contre la maladie et la faim mais aussi contre la perte totale de toute humanité. Hilsenrath soulève alors un grand paradoxe de l'âme humaine. Les hommes et femmes tels que Ranek ne parviennent pas à se résigner et à se laisser mourir ; ils préfèrent, frôlant les limites ultimes de la bestialité, perdant pratiquement toute morale, tout principe, toute éthique, bref toute transcendance, remplir leur estomac peu importe avec quelle matière quand bien même aucun jour ne peut être espéré sur leur nocturne existence — et c'est avec du solide qu'il faut le faire, avec de la semelle, des épluchures, de la terre, pas avec une foi ou un espoir inutilisables. On comprend aussi pourquoi Nuit a pu déranger à ce point. Pas un mot sur les traditionnels méchants nazis, pas un point de comparaison avec la soldatesque, avec le bras mécanique ganté de noir d'une machinerie de destruction massive qu'on trouve si souvent dans les récits inspirés et témoignant de la tragédie de la Seconde Guerre Mondiale. Aujourd'hui où le recul permet d'accepter plus facilement de franchir la barrière morale qui empêchait bien plus il y a quelques dizaines d'années de parler des juifs dans ces termes crus, sans balance, apparaît mieux encore la vision géniale et instinctive d'Hilsenrath : la question au cœur de Nuit, la question au cœur du périple de Ranek n'est pas tant la question de la guerre, des juifs, des crimes, de la morale ou de la justice, la question est celle de savoir ce qu'est au plus profond l'humain lorsqu'il est entièrement dépossédé de son humanité. Nuit en donne un aperçu marquant dont il est difficile de tirer quelque conclusion que ce soit, sinon que la vie est peut-être la chose la plus étonnante et la plus mystérieuse qui arrive dans la vie. * Illustration : Le Cabinet du Docteur Caligari (Robert Wiene, 1920).


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