Le titre l’indique bien, le temps compte ; mais le temps, chez Henri Deluy, est un vaste espace géographique :
« Et
Ailleurs
Sans doute
Un lendemain
Les mots »
Le temps, l’espace ; le monde ici, les mots là-bas ; Henri Deluy est un gourmand, or qui l’est, gourmand, se réjouit d’avance de ce qui l’attend, et en tant que tel, et poète, Henri Deluy a l’esprit en avance, le cultive. Très Grand Voyageur du monde, il porte en lui une culture fabuleuse des cultures, associée à une immense mémoire historique et géographique de la poésie, par quoi il se questionne sans lassitude sur la langue d’écriture, sur les langues étrangères, sur l’étrangeté des langues, sur ce qui va de la parlure à l’écriture, avidement curieux, il parcourt autant le monde que les langues ; son entreprise est infatigable (on connaît son travail important de traducteur et d’éditeur). Mais qu’on ne se méprenne, s’il est poète, Henri Deluy se défie ouvertement de l’émotion (poético-) exotique, « Une émotion surfaite/Près de remparts de briques », se raisonne-t-il, à Riga, par exemple ; il se méfie de l’émotion, observe avec la précision d’un scientifique, le constat est souvent de règle, alors, les poèmes demeurent à distance des endroits parcourus ; ils sont sans bonheur (« Et ne pas être heureux/Enfin ») ; comme une sérénité trouvée. Les poèmes eux-mêmes sont de grande rapidité, de longueur brève et à vers brefs, ou de prosimétrie soutenue ( : quand un petit bloc de prose vient en clausule du poème en vers, déboulante) ; un besoin d’intonations, d’accentuations, d’hapax, de syllabes ouvertes se fait entendre en tant que rythme de vie intellectuelle. Si le dire et le faire donneraient un sentiment de temps compté (les titres égrènent les heures ou les minutes), un sentiment de compte à rebours, il n’en est rien, c’est un compte en avant, qui nous est donné, une invitation à voir au-delà du nombril identitaire, afin d’immensifier un peu son petit « je » (« Je n’est pas loin immense »). On sait Henri Deluy fin gourmet et cuisinier, et c’est en écrivain de recettes qu’il détaille les pays et villes qu’il arpente, et ainsi qu’on surveille une cuisson : « surveiller le temps qui passe ». Est surprenante, la façon du poète de glisser une porte ouverte sur la réflexion au cœur d’une considération concrète, l’usage de la parataxe justifiant parfaitement sa rapidité d’aller et de penser :
« Salle de restaurant un gros ferry par le haut de la fenêtre
avant de disparaître derrière un palmier de bronze
avec une caravelle un tas de bois pétrifié
un manguier vanille couvert de fruits
S’imposer à la vieillesse avec piano de boucher tunnel
de viscères asséchés amas d’organes à cavités piano de boucher »
Ce livre est fait d’intensité, parce qu’à la source, il y a « Soif de savoir ». Intensité de même dans la seconde moitié du livre, composée d’une série de reconnaissances (Gérald Neveu, Danielle Collobert, Adilia Lopes, Pierre Reverdy…), de reconnaissances probables à l’égard de ceux dont l’amitié et/ou le travail d’écriture ou plastique auront contribué à constituer sa langue du monde, du moins, ils sont présents dans sa langue, « Une sorte de prose du monde, au calme, par laquelle il s’agit de dénoncer et de repousser toute tentative d’expression, une décomposition de l’écriture vers une marge plus accidentée », écrit-il à propos de Hannah Höch. Voilà poète actif, qui ne veut point sombrer dans la « tristesse universelle ».
Jean-Pascal Dubost
Henri Deluy
L’heure dite
Flammarion
264 p., 18 €