Un si bel enfant…

Publié le 18 janvier 2012 par Les Lettres Françaises

 Un si bel enfant…

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Pureté : le mot est lâché en quatrième de couverture du récit de Malik Kuzman, Tout le monde aime Mohamed. Pureté ? Il fut un temps, pas si lointain, à peine quarante ans, où le mot provoquait les rires entendus et sardoniques de quelques jeunes radoteurs de l’avant-garde quand Aragon l’employait pour parler d’un jeune auteur. Et pourtant… Si ce mot fut galvaudé, il conserve sa noblesse et sa force pour qui l’emploie à dessein. Quand on cherche sa définition dans le Littré, on trouve: « qualité d’une chose pure, sans mélange », « pureté des couleurs, se dit lorsqu’elles conservent toute la force qu’elles ont naturellement, et lorsqu’elles ne sont point salies par d’autres, ou par la privation de la lumière, et par la réflexion des objets voisins », « il se dit aussi de la race, du sang », « exemption d’altération, de souillure, de corruption », « chasteté, sens auquel il s’emploie d’ordinaire absolument », « exactitude dans l’emploi, la construction des mots », pour les beaux-arts, « correction, dessin fini » et enfin « pureté du goût, délicatesse du goût, faculté de discerner les qualités et les défauts des ouvrages d’esprit ». Qu’est-ce qui peut faire rire là-dedans ? Je ne vois que la chasteté, cette vertu morbide. S’il n’en est pas question dans le récit de Kuzman, loin s’en faut, tous les autres sens s’y rejoignent.

L’auteur a pris un pseudonyme pour raconter l’histoire de son enfance et de son adolescence dans une petite ville du Maroc. Enfance et adolescence marquées par la beauté, la sienne, qu’il ne nous décrit pas mais dont il déroule les effets sur les hommes qui le voient, qui le désirent, qui le possèdent pour quelques dirhams. La beauté d’un corps sidère, subjugue, affole, enivre. Mohamed n’est pas Narcisse : dès son plus jeune âge, il prend conscience de sa beauté par le regard des autres, par les désirs qu’elle suscite. Il offre sa beauté, tout ce qu’il a, il la vend ou plutôt – le terme est trop rude, trop agressif – l’échange contre de l’argent de poche, il jouit et fait jouir. Il aime jouir et faire jouir. Il découvre et recherche le plaisir anal avec une volupté croissante, au point de se caresser l’anus avec le manche d’une brosse. Il cherche les hommes qui le cherchent. Il les accepte tous, vieux ou jeunes, beaux ou laids, riches ou miséreux. Le plaisir se prend partout et il le prend également avec les femmes, une cousine ou des prostituées. Revenons sur la pureté : d’aucuns feront les gros yeux parce que ces amours sont mercenaires, mais l’argent, dans ces rapports, n’a d’importance que pour ceux qui lui accordent une valeur fantasmatique. Quant à l’âge de Mohamed lors de ses premières expériences sexuelles avec des adultes, nous nous abstiendrons de tout commentaire – restons prudent : l’époque nous interdit d’affirmer qu’un enfant peut avoir du désir pour un adulte, qu’il peut avoir du plaisir dans cette relation et que cela peut être beau.

J’insistais dès le départ sur le vocabulaire, car il a ici une importance très particulière. Qu’on ne s’y trompe pas : Mohamed couche avec des garçons, des hommes, mais il n’est pas homosexuel. Il n’y a pas d’homosexuels dans le monde arabe, ce qui n’empêche pas les hommes de jouir entre eux et ce depuis toujours, comme en témoignent les poèmes d’Abû Nuwâs (VIIIe siècle) ou de Muhammad al-Nawâdjî (XVe siècle), auteur du magnifique recueil la Prairie des gazelles. Éloge des beaux adolescents, dont il est utile de rappeler qu’il s’ouvre par cette adresse : « Au nom de Dieu, le clément, le maître de miséricorde, dont nous implorons ici le secours ! / Louanges à Dieu, qui a créé l’homme et l’a doté de la plus heureuse constitution ! Que le salut et la bénédiction de Dieu soient sur notre maître Muhammad, auquel ont été attribuées les vertus les plus hautes, afin qu’il menât à bien sa mission auprès de la foule des créatures ! » On a très vite appris à notre petit Mohamed à se méfier des « hommes sexuels », ces étrangers qui viennent dans le Maghreb pour jouir à peu de frais de plaisirs qu’ils oseraient à peine goûter chez eux. La figure majeure de l’interdit, ce n’est pas le religieux qui lui-même profite de ses attraits, ni le regard social symbolisé par ces mômes qui l’insultent et auxquels Mohamed n’hésite pas à filer une raclée, mais c’est le père. Sans surprise. Depuis toujours, l’activité principale, majeure et parfois unique des pères est de castrer le fils. La tache, l’épreuve du fils est de briser la loi du père pour jouir. On pourrait, au passage, dire quelques mots de la fonction des mères, guère plus reluisante, mais ce n’est pas le sujet ici. Mohamed ne peut pas voir son père comme un être sexué, semblable à tous ces hommes du même âge avec qui il baise. Et si, comme lui, le père… L’auteur, malgré la découverte d’une cassette pornographique dans un magnétoscope, ne s’attarde pas sur ce point ; il l’évoque, pudiquement. À quoi bon une telle remise en cause quand sa vie est désormais ailleurs.

Les mots, c’est à eux que Mohamed se raccroche lorsqu’il a quitté le Maroc pour s’installer en France. L’urgence, la nécessité de retrouver les mots s’imposent pour conserver ce passé, cette enfance, cette adolescence disparus dans l’exil. Le récit se termine par cette question du vocabulaire : « Comment s’appelle la poignée de thé qu’on met dans la théière? J’ai gonflé mes poumons, et le mot est sorti. » Le mot choisi, le récit sont là pour sauver ce passé souvent difficile mais illuminé par cette pureté sur laquelle nous voulons tant insister.

Cela passe par l’autre. Des incises évoquent un personnage, un Français, dont on découvre au fur et à mesure qu’il fut son amant, qu’il lui permit de s’installer en France où il connaîtra la misère, le travail abrutissant mais aussi une femme à qui il fera un enfant. Mohamed s’adresse à cet amant, à cet ami en le tutoyant. C’est à lui qu’il se confie, c’est pour lui qu’il fait le récit de sa vie, de ses expériences sexuelles. La présence de cet interlocuteur à qui il déroule sa vie en l’enregistrant sur un magnétophone pose une question : comment le livre a-t-il été écrit ? Comment l’auteur est-il passé du cancre dont les seules lectures, hormis quelques sourates du Coran, sont des bandes dessinées, au statut d’écrivain? Peu importe. Ce passage pourrait être l’objet d’un livre à venir, mais celui-ci se suffit à lui-même. Car Tout le monde aime Mohamed est écrit et, malgré quelques petites faiblesses qu’aurait pu corriger l’éditeur, bien écrit.Le style est souple, précis, rieur et joueur, grave et profond parfois. Les phrases coulent avec netteté et fluidité, emportant le lecteur avec quelques sourires devant les tournures d’une délicieuse candeur ou une adresse de gosse qui joue aux billes.

Qu’advient-il du lecteur dans le jeu entre le narrateur et l’interlocuteur ? Il se retrouve voyeur à la fois d’un récit et d’un texte qui ne lui est pas adressé et dont, pourtant, il se délecte. Il se retrouve voyeur d’une « exemption d’altération, de souillure, de corruption » et cela le réjouit parce qu’ainsi, il passe du pervers à l’œil torve au témoin de la grâce, du plaisir et de la joie, de l’expansion de la vie.

Franck Delorieux

Tout le monde aime Mohamed, de Malik Kuzman, Éditions Léo Scheer. 304 pages, 20 euros.