J'ai été bien absent ces derniers jours. J'étais loin, très loin. Sur une île, en Suède. Avec un vieil homme - pas tant que ça quand même, 66 ans - mais plus vieux que moi, malgré tout. Il s'appelle Fredrik Welin, c'est un ancien chirurgien. Sa carrière s'est achevée lors d'une erreur au bloc opératoire. La jeune opérée était une nageuse à l'avenir prometteuse. Non seulement l'amputation ne s'imposait pas, mais, de surcroit c'est le bon bras que Fredrik coupe... Alors il se réfugie sur cette île. Il y reste douze ans.
Douze ans de solitude. Avec une chatte et une chienne. Vieilles elles aussi. Fredrik dit qu'il n'attendait plus rien, pas même la mort. Il tient une sorte de carnet de bord où il note la météo du jour. C'est tout. Parfois la température descend à moins dix-neuf degrés. Le matin Fredrik fait un trou dans la glace, s'immerge et retourne à cette maison qui tient un peu de la cabane. Dans la cuisine depuis des années pousse une fourmilière. Il laisse faire. Pour lui cet endroit est une citadelle imprenable.Tous les deux jours, le facteur qui s'appelle Jansson accoste son hydrocoptère au ponton. Il vient, même s'il n'a pas de courrier. Du reste il n'y a jamais de courrier, ou presque jamais. Jansson est hypocondriaque. Jansson est aussi passeur et c'est lui qui débarquera sur l'île cette silhouette noire dont Fredrik dit qu'il a d'abord cru qu'elle s'appuyait à un vélo. Il se souvient qu'il a pris ses jumelles et là, il a vu : une vieille femme agrippée à un déambulateur. Fredrik l'observe dix bonnes minutes, dit-il. À un moment elle est tombée sur le dos, les bras en croix au milieu de la blancheur. Il dit qu'il l'avait reconnue. Que quarante ans s'abolissaient, là. Quarante ans durant lesquels il avait oublié Harriett. Et voici qu'il la transporte dans une brouette. Harriett, précise-t-il, moitié assise, moitié affaissée dans la brouette ressemblait à un pantin grotesque. Et cette femme qu'il a aimée, quittée brusquement quarante ans plus tôt ouvre alors les yeux : « Tu pues de la bouche. Tu as mauvaise haleine. » Ce sont les premiers mots d'Harriett.
Je n'ai pas quitté Fredrik d'un pas, d'un silence, d'un mot pendant des jours et des nuits. Dès que je m'éloignais de lui je n'attendais que ce moment où il reprendrait son récit. Très vite j'ai compris qu'Harriett l'avait aimé follement, qu'elle était très malade et, qu'en somme elle venait chez Fredrik pour y mourir.
Fredrik raconte sans pathos, d'une manière dépouillée. Il ne s'aime pas beaucoup cet homme. Il est sans illusions depuis une éternité. Pourtant il dit qu'il a accompagné Harriett dans des souvenirs dont il ne se souvenait plus... Mais Harriet a au moins une raison, une raison majeure pour n'avoir jamais oublié Fredrik... Même toute vieille, bouffée par son cancer elle reste l'amoureuse de toujours et comptable des promesses non tenues par Fredrik. Dont une, et c'est pourquoi elle est là, dans cette île gelée : elle veut voir un certain petit lac que Fredrik, quarante ans auparavant avait promis de lui montrer.
Alors, un matin, Harriett et Fredrik prennent la route...
Je pourrais vous raconter la suite. Je préfère vous inviter à lire, et, si c'est déjà fait, à relire Les chaussures italiennes de Henning Mankell | éditions du Seuil.
Un livre immense, immense.