Depuis la catastrophe de Fukushima, le nucléaire fait débat en Inde. Le gouvernement maintient son choix du nucléaire civil. Les autorités font pression sur les militants anti-nucléaires et les journalistes.
Paru dans la Libre Belgique le 29 décembre
Rien n’arrêtera la marche en avant de l’Inde dans le nucléaire civil. C’était le message du premier ministre indien lors de sa visite officielle en Russie le 16 décembre. Manmohan Singh a confirmé la mise en route de deux réacteurs de conception russe dans l’Etat du Tamil Nadu, dans le sud du pays, malgré l’opposition d’une partie de la population : « le premier réacteur sera opérationnel dans quelques semaines, et le second dans 6 mois ». Mais, à Kudankulam, où les deux centrales sont implantées, Udayakumar ne baisse pas les bras. Ce militant anti-nucléaire a fondé le « mouvement populaire contre l’énergie atomique ». En octobre, il a entamé en grève de la faim pour obtenir l’arrêt du chantier. Udayakumar a des raisons de se méfier du discours rassurant des autorités : depuis qu’il s’est engagé contre le nucléaire, il est sous pression : « la police cherche à m’intimider. A plusieurs reprises, elle est venue chez moi interroger ma famille pour savoir ce que je faisais, où j’étais… Un journal local a publié mon adresse, mon e-mail et mon numéro de téléphone. Depuis, je reçois des menaces de mort par SMS et par la poste. »
A l’automne 2010, l’hebdomadaire Tehelka publie une série d’enquêtes sur la filière nucléaire. La rédaction envoie ses journalistes dans les régions concernées. Vishnu est l’un d’entre eux. Le 3 octobre 2010, il part à Jaduguda, dans l’Etat oriental du Jharkhand pour enquêter sur l’Uranium corporation of India limited (UCIL). Cette entreprise publique exploite sept mines d’uranium depuis 1967. Une association locale l’accuse d’avoir contaminé l’eau potable. A peine arrivé, Vishnu découvre des enfants difformes. L’un d’eux, âgé de 15 ans, n’a pas de nez, un seul œil, une bouche microscopique et sept doigts de pieds. Peu après, Vishnu est interpellé par la police. Motif : toute la région appartient à l’UCIL et Vishnu ne peut s’y rendre sans autorisation. « Il n’y avait ni barrière ni indication précisant que la zone était interdite. Les villageois circulaient librement », se défend le journaliste. Emprisonné pendant 14 heures, il doit rentrer à Delhi sans avoir terminé son reportage. Vishnu n’est pas le seul à avoir des problèmes.
Un mois plus tôt, son collègue, Kunal Majumder, a été placé sous surveillance par l’Indira Gandhi Centre for Atomic Research, un centre de recherche situé à Kalpakkam, dans l’Etat du Tamil Nadu. « En arrivant à Kalpakkam, j’ai remarqué qu’un homme me suivait, se souvient Kunal. J’ai interrogé des habitants inquiets quant aux risques de fuites. Puis, je suis allé interviewer la direction du centre atomique. En entrant sur le site, j’ai remarqué que l’officier de sécurité était l’homme qui m’avait suivi ! » Kunal veut en savoir plus sur un incident qui a eu lieu en 2003. Six employés avaient été irradiés et un avait trouvé la mort. « La direction du centre m’a répondu que la victime n’était pas morte à cause des radiations, sans préciser les causes du décès. Quand je me suis intéressé à l’état de santé des autres, on m’a répondu qu’ils avaient été mutés », poursuit Kunal qui n’obtient pas non plus le nombre de victimes de cancer auprès des hôpitaux locaux.
Les militants anti-nucléaires et les journalistes reprochent aux autorités de manquer de transparence. « C’est possible de recueillir des informations de militants anti-nucléaires. Mais, on ne peut rien vérifier parce que les autorités refusent de communiquer », déplore Kunal. Le Right of Information Act de 2005 impose pourtant aux administrations de transmettre des informations à l’opinion publique. Mais le nucléaire est à part. C’est une question de fierté nationale. Un refrain que les partisans du nucléaire comme Abdul Kalam reprennent avec force. Ce scientifique, ancien président de la République de 2002 à 2007, a organisé les essais nucléaires de 1998. Il est considéré comme le père de la bombe atomique. Le 6 novembre, Abdul Kalam publie un article dans le quotidien The Hindu. « Le nucléaire est un tremplin vers la prospérité » qui permettra à l’Inde de « réaliser son rêve de devenir un pays développé », écrit-il.
Lors de son voyage en Russie, Manmohan Singh s’est montré confiant quant à la possibilité de convaincre les opposants. La catastrophe de Fukushima a pourtant renforcé leur détermination. Tous posent la même question : si les centrales sont sûres, pourquoi ce manque de transparence ?
Emmanuel Derville, correspondant en Inde
Le mix énergétique indien
Le ministère de l’énergie estime que si l’économie continue de croître à 7 % par an, le pays aura besoin de quatre à cinq fois plus d’électricité en 2030. L’Inde possède 20 réacteurs nucléaires, répartis dans six centrales qui peuvent produire jusqu’à 4780 mega watt. Soit 2,6% de la capacité de production électrique du pays. 65 % du courant vient des centrales thermiques au gaz au pétrole et au charbon. Les centrales hydrauliques assurent 21 % de la capacité de production. La part des énergies renouvelables s’élève à 11 %.
Un marché à 100 milliards
Le nucléaire suscite la convoitise des groupes étrangers. En 2017, l’Inde comptera au moins six réacteurs supplémentaires, et selon les experts, le marché indien du nucléaire civil s’élève à 150 milliards de dollars (110 milliards d’euros). Outre le Russe Atomstroyexport qui construit deux réacteurs dans le Sud de l’Inde, il y a un an, le Français Areva concluait la vente de deux réacteurs EPR pour un montant estimé à 7 milliards d’euros. Pas étonnant donc que les fournisseurs soutiennent le gouvernement dans sa politique. Le 22 octobre dernier, l’hebdomadaire Tehelka publie une interview d’Udayakumar, un militant anti-nucléaire du Tamil Nadu. Udayakumar assure que la centrale russe de Kudankulam n’est pas sûre et s’étonne que l’enquête de sécurité réalisée par les autorités n’ait pas été rendue public. Le consulat russe réplique par fax à Tehelka. Le communiqué assure que les installations sont fiables. La preuve : « six réacteurs du même type sont opérationnels depuis 1986 en Russie. Sept ont été commandés par la Bulgarie, la République tchèque, l’Ukraine, l’Iran et la Chine. »
Classé dans:Inde Tagged: Areva, Fukushima, Inde, nucléaire civil