Écrire, dit-elle
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«Marguerite Duras irrite ou effraie, fascine ou déconcerte, et dans tous les cas fait violence, contre tout ordre et toute raison donnant à l’instinct sa chance et au désordre sa raison », écrit subtilement Christiane Blot-Labarrère dans l’ouvrage qu’elle lui a consacré en 1992. Si on peut en effet saluer « l’engagement » de l’écrivain ( dans la Résistance pendant la guerre, au parti communiste jusqu’en 1950, contre la guerre d’Algérie, dans les mouvements de mai 68, pour l’abolition de la loi contre l’avortement, par exemple), comme sa dénonciation des totalitarismes, du colonialisme, des injustices sociales, il faut bien reconnaître que ses provocations et certaines de ses prises de position, on se souvient du « sublime forcément sublime » concernant Christine V., ne pouvaient que heurter ses admirateurs comme ses détracteurs, donnant à ces derniers du grain à moudre.
Oui, le personnage dérange, mais comment le séparer de celui de l’écrivain, de cette voix inimitable à la cadence singulière qui, au fil du temps, se confondra avec sa propre écriture romanesque, théâtrale ou cinématographique, et cette petite musique de la phrase durasienne, mainte fois évoquée, qui offre toujours, quinze ans après sa mort, les échos et les résonnances du grand œuvre.
Etudiée dans les écoles, traduite dans plus de 35 langues, couronnée de plusieurs prix dont le Prix Goncourt, pour l’Amant en 1984, l’œuvre de Marguerite Duras fait toujours sens, comme le démontrent les nombreuses études, les diverses publications et travaux universitaires ainsi que les différents colloques qui lui sont consacré et que des associations comme la société Marguerite Duras, fondée par Catherine Rodgers et Raynalle Udris au Royaume Uni viennent activement animer ou relayer.
« J’écrirai ! ». La jeune Marguerite Donnadieu a environ dix ans lorsqu’elle se pose comme un défi à elle-même, en lançant à sa mère et au monde qu’elle sera écrivain. Une écriture, qui devra attendre quelques années pour être vraiment sienne, qui trouvera son point d’ancrage dans l’ambivalence de cette terre de l’enfance indochinoise tout à la fois ingrate et luxuriante, périlleuse et envoutante (et dont le profond mystère ne sera jamais totalement révélé), dans cette double appartenance à deux continents, à deux pays et dans un métissage puissamment revendiqué, mais aussi dans cette cellule familiale à laquelle il est si souvent fait référence. La famille « habitée à l’exclusion de tout autre lieu », bientôt en manque du père, Henri Donnadieu mort quelques années auparavant, que le frère ainé Pierre vient de quitter pour poursuivre une scolarité en France, et dont la mère, Marie Legrand, institutrice, adorée-détestée, si proche et si étrangère, sera à la fois le pilier et le danger. La mère victime, « réduite au désespoir », tout à son combat désespéré pour défendre son droit aliéné, jusqu’à la folie et l’épuisement.Ecrire est ainsi prendre le réel à la source, c’est faire et refaire ce chemin étroitement mêlée à la vie, c’est flirter avec cette peur jamais totalement arrimée, c’est cette aliénation obligatoire « être là, à cette table tous les jours que Dieu fait, tous les jours, tous les jours », c’est à la fois une évidence, « ne pas pouvoir éviter de le faire, ne pas pouvoir y échapper » et une chance, « de se mêler de tout, à tout ». C’est finalement « la chose la plus importante qui [lui] soit arrivé ».
Ecrire, c’est donner au grain du temps de nouveaux sables, au passé de nouvelles transhumances, c’est prêter à ses résonances de nouvelles échappées, c’est questionner le foisonnement des êtres dans le fourmillement des visions « déjà là, dans la nuit », l’afflux des voix de toutes ces femmes (Anne Desbaresdes, Anne-Marie Stretter, Elisabeth Alione, Suzanna Andler ou Vera Baxter) qui « la contiennent » comme si, comme l’écrivain le confie à Michèle Porte, ses personnages et elle, étaient doués de porosité . C’est dire et redire enfin une Mémoire toujours problématique et toujours douloureuse, une Histoire, pleine « de vertiges et de cris » laissée aux vents contraires, et qui telles des alluvions sur la grève seraient abandonnées à l’oubli.
Toujours plurielle, la terre durasienne est une terre palimpseste, une terre de paradoxes, elle n’est d’aucun pays. Souvent échappée du grand large, elle est centre et rivage, comme si l’incessant flux et reflux de sa phrase rejouait ad libitum, disséminée, construite et déconstruite, la même biographie.
André Gide disait en substance que l’écrivain est de son œuvre comme d’un propriétaire qui accueillerait autant de locataires que de lecteurs, et inviterait chacun d’entre eux à s’approprier sa création, à l’appréhender de sa qualité singulière, à l’habiter de manière unique, quitte à s’y perdre et à se perdre. Toujours en mouvement, l’œuvre de Marguerite Duras est tout à la fois un monument et un chantier. Consacrée, au cœur d’une légende qu’elle a elle même contribué à créer, elle ne peut être statufiée, car sa construction est faite d’une glaise infiniment friable parce que toujours revisitée, aussi déterminée qu’insaisissable, aussi rêche que raffinée.
On ne peut que se féliciter de l’heureuse initiative des éditions Gallimard qui la font entrer dans le panthéon des lettres et c’est un plaisir de lire les textes imprimés sur papier bible et reliée sous couverture pleine peau, dorée à l’or fin, de la prestigieuse « Bibliothèque de la Pléiade ». Deux premiers tomes sont aujourd’hui disponibles (exacte- ment les numéros 572 et 573) d’une édition qui en comportera 4, la parution des deux autres tomes étant prévue pour le centenaire de la naissance de l’écrivain en 2014. Il faut surtout saluer le passionnant travail réalisé pour cette édition par Gilles Philippe et ses collaborateurs qui ont établi, présenté et annoté cette édition définitive qui commence pour le premier tome avec le premier texte de l’auteur Les Impudents publié en 1943 et s’achève avec un autre roman, Dix heures et demie du soir en été, daté de1960, et, en ce qui concerne le deuxième s’étend d’Hiroshima mon amour à India Song. Une somme de 3500 pages dont 640 réunissant la préface, la chronologie détaillée et le remarquable appareil critique. La première partie d’un tout qui s’enrichit le plus souvent, dans le cœur du volume, d’une section « autour de » constituée de documents divers rédigés autour de l’oeuvre : publications de feuillets dactylographiés, textes consignés dans des cahiers, ébauches d’états antérieurs d’un même texte, extraits d’articles de journaux qui la complète utilement.
Une édition chronologique des textes, qui permet de mettre au jour à la fois une évolution et une continuité dans le déroulement du parcours, comme le montre Gilles Philippe dans sa préface, la continuité d’une recherche qui prend, comme il le dit lui-même, les allures d’une dialectique des genres et des styles et propose des synthèses successives qui sont autant de chefs-d’œuvre. Une édition qui permet également de voir l’imbrication du théâtre et du cinéma dans l’œuvre, et comment le cinéma est seul à pouvoir prétendre « coïncider, dans un non – dit avec la sensation originelle » même si, comme le souligne encore Gilles Philippe, c’est sur la page que le mot peut être livre. Libre, dirions-nous et citant Duras « jusque dans les accidents de la main ».
Marc Sagaert
Marguerite Duras, Œuvres complètes, T.1 et 2, édition publiée sous la direction de Gilles Philippe avec la collaboration de Bernard Alazet, Christiane Blot-Labarrère, Marie-Hélène Boblet, Brigitte Ferrato-Combe, Robert Harvey, Julien Piat, Florence de Chalonge et Sylvie Loignon. Paris, Gallimard, 2011, 124 euros.