La Punta de la Dogana del Mare est cernée par les volutes des nuages de brume. Laura a l'impression qu'elle va sombrer dans le vide. Elle marche pourtant d'un pas résolu, une certitude s'est emparée d'elle ce matin et l'a poussée à venir là, malgré le brouillard, malgré le froid. Plusieurs jours ont passé, sa commande achevée son esprit a redonné toute sa place au batelier inconnu. Elle se dit que venir là, ce matin est absurde, on n'y voit pas à deux pas, alors même si son bateau passe elle n'en saura rien, pourtant elle sent en elle un besoin impérieux, auquel elle ne peut qu'obéir.
La Salute n'est qu'un fantôme de plus dans cette ville voilée de toutes parts, elle la dépasse et avance sans craindre la chute fatale, dans le canal. Ses sens, aiguisés comme jamais, lui indiquent la position de l'eau, le moindre bruit lui devient identifiable aussitôt. Les doutes ont fui son esprit, ses yeux n'ont jamais été aussi clairvoyants, elle avance. Elle semble traverser un corridor interminable, des parcelles de brume s'échouent contre ses tempes et fondent en larmes. Soudain sa chair frémit, elle a compris. Une brise légère effleure ses joues comme une tendre caresse, sa peau se hérisse. La brume, saisie par géant invisible, se déchire et révèle d'un seul coup toute la lagune. Le soleil levant irradie les muscles nacrés d'un garçon de marbre. Tout près, un grand jeune homme d'ébène attend. Son coeur s'arrête, il ne l'a pas encore vue, une tentation s'empare d'elle, tourner les talons, fuir.Trop tard, il l'aperçoit, il lui sourit, il s'approche. Son corps entier est pris de tremblements, elle ne peut plus bouger, il arrive. La Punta semble augmenter à vue d'oeil. Elle ne sait plus très bien si c'est le même homme que sur le bateau, il lui manque le sillage de l'embarcation. Il est vraiment grand, son polo bleu fait ressortir son visage aux traits fins, son jean laisse entrevoir le galbe de ses longues jambes, il est tout près, ses yeux brillent, sa tristesse s'est noyée au fin fond d'un lac lointain. Elle frissonne, il sourit et tout son être s'illumine. Sa peau le reconnait. Ils se regardent, un peu gênés. Il fait le premier pas et les lie par l'échange de leurs premiers mots.
- Bonjour, je n'étais pas sûr que tu viendrais un pareil jour, mais... Je m'appelle Tigist et toi ?
Elle entend sa voix pour la première fois, elle est grave et douce, elle lui plaît instantanément.
- Bonjour Tigist, moi aussi je trouvais ça un peu fou, je m'appelle Laura.
Ils se laissent bercer par ce soleil tout juste sorti de ses langes ; il la couve d'un regard si pénétrant qu'elle sent rougir, ça l'agace, elle n'aime pas se sentir si empotée. Alors avec effronterie, elle le regarde bien en face. Un sourire malicieux traverse le visage de Tigist. Elle se sent chavirer, mais comme il est beau ! Il reprend la parole, mais troublé à son tour, il bafouille et doit répéter.
- Tu as froid ?
- Je ne sais plus.
- Moi, non plus.
Ils éclatent de rire ensemble.
- Marchons, alors.
- Oui, marchons.
Le temps s'amuse à virer à l'éclaircie chatoyante jouant dans les boucles de Laura. Ils marchent c^pte à côte, le long des Zattere. Leurs peaux se mettent à dialoguer beaucoup mieux que leurs cordes vocales, soudain indécises. Ils marchent. Un profond bien être les envahit progressivement. Un groupe les oblige à se serrer, leurs doigts se frôlent, ils reçoivent chacun une petite décharge, ils reculent et se sourient. Ils marchent. La ville a retrouvé le rose de ses murs, les ondulations de ses ruelles et le miroir coloré de ses canaux, elle tisse autour d'eux un cocon protecteur. Elle se tourne vers lui, avide de s'abreuver à son image, elle lit le même désir en lui, elle se détourne comme mise à nu par cet inconnu. Elle doit l'apprivoiser, des émotions trop fortes et trop nombreuses affluent en elle, cela va trop vite, elle ne contrôle plus grand-chose.
- D'où vient Tigist ?
- Le prénom vient d'Ethiopie, il signifie douceur, élégance et patience, mais moi je suis né ici, enfin à Mestre. Et toi ?
- Je suis comme toi une fille du pays. Je trouve que ton nom te va très bien.
- Merci, mais je ne suis pas sûr qu'en me voyant, on me qualifie tout de suite de fils du pays. Reprit-il en riant, mais avec une pointe d'amertume.
- Tu as certainement raison. Tu travailles depuis longtemps comme livreur ?
- Quelques mois, en attendant mieux.
- Ce serait quoi, mieux pour toi ?
- Un travail mieux payé, en attendant de finir mes études mais l'avantage de celui-ci, c'est qu'il me permet de sillonner Venise, même s'il est très fatigant. Il n'ose pas lui ajouter : Et il m'a permis de te rencontrer, pourtant elle le lit dans ses yeux et il comprend, qu'elle a compris.
Leurs yeux se passent des sons pour communiquer. Des émotions complexes s'y affichent et l'autre les lit comme dans un écran avec des sous titres. Ils réalisent peu à peu que des connexions sont à l'oeuvre, à leur insu, et cela les rend graves et silencieux.
- Veux-tu faire un tour en barque, lui demande-t-il brusquement ?
- Comment ça en barque ?
- Je suis venu avec un sandolo et j'ai pensé que tu aimerais peut-être faire un tour avec.
- J'adorerai ! Reprit-elle retrouvant toute sa spontanéité.
Ils se rapprochent du quai, une barque effilée comme une petite gondole se laisse balancer là par les flots, il l'aide à monter à bord. Il manie la rame avec dextérité et elle peut ainsi l'admirer tout à loisir. Il a des mouvements très souples mais elle sent la puissance de sa musculature sous ses vêtements. La joie qu'elle éprouve à circuler ainsi avec lui, dans sa ville, st si communicative qu'ils se retrouvent bientôt en train de discuter sans retenue. Après avoir contourné la Dogana, ils remontent le Canal Grande, saluent la vaste coupole de la Salute avant de quitter l'effervescence de la plus grande artère de Venise en se faufilant sur leur droite dans le rio dell'Albero. Les nombreux petits ponts qui enjambent les canaux l'obligent à de savantes contorsions qui la font rire aux larmes, surtout lorsqu'à son tour, vue l'exiguïté de la coque, elle doit faire de même. La barque glisse, douce et silencieuse et s'infiltre entre les murs roses ou vermeils de la cité, lourde d'histoires anciennes, comme à travers autant de passages secrets, réservés aux seuls initiés. Elle pulse en eux le rythme véritable de la ville, celui des murmures de cette eau qui enchâsse dans ses mailles ondulantes, et déverse sur elle toutes les humeurs du ciel.
- Oh, Tigist, tu as vu les incroyables reflets que tu brasses avec ta rame, il y en a de toutes les couleurs ?
- Je les observe souvent, Laura et chaque fois, j'ai l'impression que je tiens dans ma main un pinceau géant et que je repeins le monde. Regarde.
En effet, les images colorées ds maisons se diluent en ondes vibrantes puis en couleurs pures que Tigist mélange avec son immense pinceau transformant le canal en une incandescente et cristalline marbrure.
- Elle le regarde alors avec une telle intensité qu'il sent tout son corps se tendre comme un arc.
Elle se lève brusquement, et avant qu'il réalise ce qui lui arrive, elle est en train de l'embrasser. Une fougue semblable s'éveille en écho en lui et ils culbutent en riant dans le bateau, qui a bien failli chavirer, mais ils continuent de s'embrasser, fermés à tout ce qui n'est pas leurs lèvres et leur désir. Une sirène intempestive les oblige à revenir parmi les humains, ils barrent le passage ! Il reprend la rame en main sous les cris et les sourires des autres bateliers, elle retourne sur son siège mais en eux, ce baiser continue d'exploser et de se répandre. La navigation complexe des rii les oblige à rester éloignés l'un de l'autre, mais ils se sentent comme les deux moitiés de la légende, qu'on vient juste de trancher. L'intimité des mots prend alors le relais de celle des corps et ils se mettent à se raconter leur vie comme une source soudain intarissable. Ils découvrent qu'ils ont en commun un goût pour l'art, lui suivant un master culturel à la faculté Ca'Foscari et elle ayant fait ses études dans les arts appliqués, ils se surprennent à citer les mêmes films, les mêmes musique, les mêmes livres. Ils rient de la moindre anecdote tout en se partageant, comme un rituel amoureux, la tablette de chocolat et les noix de Laura. Il lui raconte sa passion pour la cuisine et le mélange des textures, des épices et des saveurs d'ici et d'ailleurs. Elle lui décrit son insatiable plaisir à dessiner tout ce qui l'entoure. Leur curiosité réciproque est si vorace qu'ils ne voient pas s'effilocher les heures et que seul le soleil couchant étendant ses ors sur la lagune
autour de San Michele parvient à rompre leur cocon. Ils regardent debout et élancés sur leur frêle barque le soleil embraser l'horizon hérissé de palines avant de sombrer sous la mer et d'éteindre touts les lumières.
- Et maintenant ? Lui murmure-t-il à l'oreille.
- Allons chez moi, je n'aurai pas à te partager avec toute une cohorte de colocataires.
- Ils ne sont que quatre mais tu as raison, moi aussi j'ai envie d'être seul avec toi.
- Alors via le Canal Grande et son fameux palais la Ca'da Mosto.
Ils redescendent le Grand Canal, les palais illuminés leur offrent un décor grandiose en harmonie avec les émotions qui se bousculent dans leurs coeurs. Les miroitements nocturnes les parent des costumes opulents des anciens Vénitiens. Laura se sent comme habitée par l'âme d'une de ces grandes dames de jadis au bras d'un seigneur de la reine de Saba. Le Grand Canal déploie son ondoyante soie ardoise jusqu'aux pieds des façades flamboyantes de ce décor théâtral qui traverse les époques comme par magie brouillant tous les repères d'espace et de temps. Leurs yeux et leurs coeurs débordent de toutes parts tandis que leur minuscule gondole cisèle son parcours dans le cristal d'un fluide argent.
Les murs de la toute petite chambre de Laura n'en finissent pas de s'éloigner. Ils sont allongés sous une esquisse, celle d'un bateau traversant le Canal Grande, à la proue, un très bel homme noir. Tels des explorateurs ils partent à l'assaut de l'immense pays de leurs corps mêlés, ils escaladent des montagnes, ils suivent des vallées, se perdent dans des forêts, poursuivent des clairs obscurs, parcourent des déserts, passent de l'ombre à la lumière, se découvrant avec exaltation. En pleine nuit, épuisés ils se regardent en souriant.
- Tu n'as pas faim Laura ?
- Je suis totalement affamée.
- Je te fais à manger, si tu veux, des pâtes à ma façon, cela te dit ?
- J'adorerai.
- Alors sors moi tous les ustensiles, mets l'eau à bouillir, je vais explorer ton petit frigo.
- Je n'ai pas trop d'épices, tu sais, que des basiques.
- T'inquiète, dans mon sac à dos j'ai toujours ce qu'il faut, en complétant avec les légumes que tu as, ce sera parfait ! Ils dégustèrent, ce soir là, les meilleures pâtes de leur vie, mêlant des saveurs orientales et africaines aux italiennes et renouèrent par ce plat, avec le passé maritime de Venise en revivant, à travers les plaisirs de leur palais, les fastes des arrivées des denrées s'entassant dans la Dogana del Mare.
Leur histoire ne faisait que commencer, ils avaient entre les mains les premiers fils d'un récit qui ne demandait qu'à continuer mais pour l'heure leur présent, aux allures de Titan, les plongeaient dans un bonheur intense.
Marie-Sol Montes Soler