Titre bref et impeccable, Sauf extrait d’un passé proche un choix de poèmes qui dit l’obstination d’une voix se détachant d’un corps, le maintien d’un paysage et la persistance d’un lieu dont ce recueil donne quelques indices. Sauf le respect que l’on doit à la langue et à la justesse de ses impressions, donc, le locuteur détache et décline certains mots sans jamais porter atteinte à la fragilité de la vie ni blesser le flux pudique des émotions.
Avec une certaine retenue, une réserve toute en tensions, la voix écrite découpe les jours et les heures, et trace, dans le passage du temps, quelques épisodes anonymes par lesquels le « on » devient « je » et, parallèlement, fait l’expérience d’un universel partage entre lui et le monde. « tout un jour comme/de rien » : l’unité temporelle contient le tout et le néant, comme si l’un nourrissait la certitude de l’autre, comme si le rien constituait, aussi, la matière ordonnée de toute chose.
La matière première de ce travail de relecture et de recomposition est issue d’une quinzaine de recueils antérieurs parus depuis 1986 : Poème en miettes, Deux Poèmes, Poèmes communs, En Deçà, Poème, Carcasse, L’Elan, l’impact, Poème : Trois jours, l’été, C’est, Peu Importe, Poème, Corde, De Près, de plus loin, Sans Faire d’histoire, Soirs, Soir, Un de ces jours, D’une Haie de fusains hauts, Ras. Ces titres disent la circonstance et l’heure, la saison et le point de vue. Peu importe la portion d’espace saisie, peu importe qu’il soit extérieur ou intérieur : ce qui compte c’est la lumière qui l’éclaire, ou l’obscurité qui le découvre. Le sujet ne cesse de revenir sur le même, qui déploie ses variations infimes à partir de données élémentaires, de celles dont rien ni personne ne peut faire l’économie.
Cette anthologie redonne vie à des textes peut-être trop rapidement classés. Poèmes réveillés par leur propre créateur, qui les tire d’un engourdissement susceptible de tout recouvrir. Poèmes atteints par le temps mais sauvés par le repli du temps sur ce qui ne lui correspond plus tout à fait, bribes qui se sauvent dans les temps désaccordés, textes épars trouvant dans cette réunion une forme de salut. Sauve qui peut la vie, disait Godard. Cette fois, ce sont les poèmes eux-mêmes qui témoignent conjointement de l’oubli et de la trace, de la destruction et de la reconstruction, des débris et des fondations. Ils persistent et signent, roseaux plutôt que chênes, empreintes qu’aucune temporalité ne peut effacer. Une pugnacité lente et décidée, une avancée fragile mais intouchable, une confiance qui touche au retrait marquent la scansion du temps sans faire violence au mouvement du sens. Temps du sens et sens du temps parviennent ainsi à créer une forme de présent universel : on ne saura pas si ce Sauf majeur est un adjectif ou une préposition. Sa nature affirme l’indécidable, de même qu’aucune lecture ne saisira tous les appels de sens contenus dans ce volume.
Chaque poème peut se lire comme l’invention d’une nature morte à la fois cachée et montrée dont les vibrations dépassent pourtant les circonstances de composition : « sur ce qui a été entendu/sur ce qui a fait du bruit/cette couverture tirée tenture/d’un seul tenant ». On pense à Morandi : couleurs au plus près de la terre, formes épurées, objets caressant l’essentiel d’une vie d’homme. On imagine une vanité qui aurait perdu tout éclairage transcendant, une découpe et un partage s’inscrivant sur une table aux dimensions de paysage intérieur. Vanité sauvée par l’immanence : une vie d’homme prélève du néant quelques-unes des silencieuses dérobades signant notre appartenance au monde, ici et maintenant, vers ce présent universel dont l’absence de limite creuse la mémoire du sujet. Une vie d’homme qui prend le parti pris des choses, de la cendre, et d’une décomposition à venir jamais macabre : « on voit le poème fondre/et demeurer dehors/le tas de choses/et nous/en tas/presque/parmi les choses ».
Chaque poème découvre l’envers d’une poche : cailloux, morceaux de papier, pétales, fragments divers de matières éparpillées, os. C’est à partir de ces lambeaux vifs que la voix recadre le monde et fait une place aux deux infinis : le grand comme le petit. Sauf n’achève rien. Cependant la clarté expressive démêle la confusion des odeurs augmentées en couleurs, des sensations confinées aux éléments. La fatigue elle-même apporte une forme de justesse inaltérable : toute strophe met au point un angle de vue, chaque vers règle la vision, la moindre syllabe coupant dans le réel la substance de sa sonorité. Des encres lumineuses et colorées signées Djamel Meskache ouvrent les livres cachés dans ce livre : c’est comme si le soleil révélait que le lieu et le moment du poème conçoivent le rêve le plus solide qui soit.
[Anne Malaprade]
Antoine Emaz, Sauf, Tarabuste, 2011, 338 pages, 13 €