Éric Bonnargent
Victoria Reynolds, Down the Primrose Path
L’atopia se définit comme un sentiment d’étrangeté face au réel ; c’est l’impression de ne pas être « dedans », de ne pas être concerné par ce qui se passe, c’est trouver insolite ce qui pour le commun des mortels, pour les « Estève sans métaphysique » dont parle Fernando Pessoa, est évident, simple. Si j’évoque ici l’auteur de Bureau de tabac, c’est parce qu’en lisant Sami Sahli, je n’ai pu m’empêcher de penser au poète portugais. À Bukowski poète aussi. Curieux cocktail. Avec Pessoa, Sami Sahli partage cette douce incompréhension vis-à-vis de l’existence ; avec Bukowski, il partage un goût immodéré pour les bars d’ivrognes. Dans une prose poétique jouant avec la ponctuation et la syntaxe, Sami Sahli traîne son malaise dans les rues de sa ville avec ce sentiment d’être à l’écart, d’être là sans y être :« ENTRE LE JOUR ET LA NUIT
Elle et moi, moi et moi, entre l’ivresse et la sobriété, je et il, je ne sais plus, de plus en plus difficilement, où, quand, qui je suis, ne suis pas : deux, mais dans l’entredeux : cette frange, ce crépuscule, le fait d’avoir trop bu peut-être, et trop souvent, trop longtemps.
Désormais je ne suis plus jamais ni à jeun ni ivre, malade parfois, malade à la rigueur, entre vie et mort, plaisir et souffrance, désir et dégoût, je.
M’éveille endormi, m’endors éveillé, jamais là ni ailleurs, absent et présent à la fois, faux et sincère à la fois, déprimé : profondément, et ressentant au fond de cette déprime : une vitalité atroce.
LA BELLE ATROCITÉ DE LA VIE. »
Pour l’atopon, la première difficulté est l’insertion sociale, professionnelle. Comment accorder le moindre crédit au travail lorsque l’on sait que l’on va mourir ? Où est la jouissance ? Considérer que le travail est autre chose qu’un moyen de gagner de l’argent afin de survivre est pathologique. Seuls les imbéciles peuvent prendre au sérieux ce cauchemar qui loin d’apporter le moindre épanouissement est, par définition, aliénateur :
« Le bureau est un lieu disharmonieux et le principe, ici, dans ce bureau, est d’être en harmonie avec cette disharmonie. »
La seule chose à faire est de tout plaquer, d’arracher sa cravate et de parcourir les rues, hagard, à la recherche d’un vieux bistro où retrouver d’autres perdants, des ivrognes, des putes, avec lesquels partager un petit moment d’humanité. Seuls l’alcool et le sexe permettent d’échapper à l’angoisse. L’alcool parce qu’il permet de supporter l’autre qui perd de son arrogance au rythme des verres qu’il vide ; les femmes parce qu’aimer, s’est s’oublier au profit de l’autre qui lui-même s’abandonne. Hélas, l’alcool et les femmes ne sont que d’illusoires échappatoires, ils ne sont que des impasses parce que l’amour est impossible, parce que la chair est toujours triste et que la possession de l’autre ne peut être qu’animale, parce que si l’alcool désinhibe, brise cette muraille d’isolement et d’incommunicabilité qui caractérise l’homme conscient de ce qu’il est, il ne permet, au fond des bars sordides, que la rencontre avec de vieux ivrognes, de vieilles pochtronnes.
« BAR OU VAGIN
Impasse de toute façon.
Au fond du bar, une dizaine d’ivrognes regroupés autour d’une femme. Frétillants. Impatients. S’imaginant, je suppose, avoir trouvé dans cette impasse : une issue. Ils me font songer à des spermatozoïdes autour d’un ovule.
La vie, lui dis-je, est une impasse.
Dis-je à l’ovule qui me fait face, et le sexe une impasse au fond de l’impasse. L’ivresse : Un miroir.
LE MIROIR DE CES IMPASSES. »
Malgré cela, Sahli continue à errer de bar en bar, de vagin en vagin parce que si le bonheur n’existe pas, on peut quand même le chercher, surtout quand on sait qu’on ne le trouvera pas. Sahli pourrait faire sienne cette phrase de Ionesco écrite dans son Journal en miettes : « Je n’ai vraiment été heureux que saoul. » Alors il faut « faire en sorte, écrit Sahli, que le dernier verre ne soit jamais le dernier. »
Ce n’est pourtant pas la déréliction qui caractérise Sahli ; il ne se morfond pas, ne broie pas du noir. De manière étonnante, il y a même une certaine joie de vivre chez Sahli, une joie désespérée au sens propre du terme : sans attente, sans illusion. Il est vrai qu’habituellement on pense que la désillusion et la lucidité engendrent la tristesse. C’est vrai, mais c’est partiel. L’absurdité de l’existence engendre une profonde tristesse qui est parfois accompagnée d’une grande gaieté. On pourrait même dire que plus la tristesse est profonde, plus la joie est intense. Le non-sens de l’existence implique deux attitudes : ou bien je ne l’accepte pas et je sombre dans la mélancolie ou bien je l’accepte et je ne peux m’empêcher de sourire au spectacle de la comédie humaine. Comment ne pas sourire, même jaune, lorsque l’on contemple l’agitation des hommes qui s’affairent en tous sens, avec sérieux et dignité, comme si leur existence était nécessaire ? Alors, sous son masque de désespoir, Sahli ressent une « joie noire » :
« J’AI L’AIR D’ÊTRE TRISTE
Et pourtant je suis gai, profondément. Mais le problème est peut-être là justement : ma gaieté est trop profonde, si profonde qu’elle effraie les gens que je rencontre. Elle les effraie d’autant plus qu’elle se dissimule sous le masque de la tristesse.
Qui es-tu ? me demande la serveuse.
Un homme profondément gai, tellement gai qu’il n’a besoin de personne.
Elle s’éloigne et un homme aussitôt prend sa place, un homme à la figure triste, s’imaginant, je suppose, avoir reconnu en moi un frère. Nous buvons deux ou trois verres ensemble et soudain je le poignarde de ma gaieté.
PROFONDÉMENT – TRISTEMENT »
Qui sommes-nous ? Des tas de viande et rien d’autre, tout le reste n’est que littérature. Du premier poème où la viande sur l’étal du boucher lui rappelle son propre corps au dernier poème où lui-même compare sa carcasse à celle d’un bœuf écorché, Sahli nous rappelle que vivre, c’est déjà mourir. C’est parce nous ne sommes que viande promise au pourrissement que Sahli aime tant guetter dans les miroirs crasseux des troquets l’arrivée précautionneuse de la mort.
Sami Sahli, Cent grammes de suicide. L’Arpenteur. 12 €