Reboul, Jasmin et Magu, des ouvriers-poètes cités par Perdiguier (1861) - Seconde partie : le perruquier Jasmin

Par Jean-Michel Mathonière

Perdiguier a cité dans Question vitale sur le Compagnonnage, les noms de poètes issus du monde ouvrier, dont ceux de Reboul, Jasmin et Magu. Nous avons vu précédemment qui était le boulanger Reboul. Voici le suivant :

LE PERRUQUIER JASMIN

Jacques Boé, dit "Jasmin", est né à Agen le 6 mars 1798. Son père était un pauvre tailleur bossu, sa mère boitait et c'est dans le dénuement et sous les moqueries qu'il grandit. Comme son père, l'enfant rima très tôt. Maigrelet et chétif, il ne pouvait répondre aux brutalités de ses camarades que par des chansonnettes satiriques. Un jour, quand il avait douze ans, il fut rossé par un postillon brutal et ivrogne. Il composa une chanson à son endroit, qui fut reprise par les autres enfants et qui finit par entraîner le départ du cocher de la ville.

Jasmin suivit une instruction modeste à l'école et au séminaire, puis il fut mis en apprentissage chez un coiffeur. Il s'établit ensuite à son compte comme perruquier, le mot étant synonyme de coiffeur. Il continua à composer des vers.

L'originalité de l'oeuvre de Jasmin tient au fait qu'elle est composée en patois languedocien. En 1825, il écrivit son premier poème important : Le Charivari (lou Charibari), oeuvre burlesque qui mettait en action plus de cent personnes de la ville à l'occasion d'un mariage. De 1828 à 1863, il poursuivit en écrivant Mes Souvenirs, la Caritat, l'Aveugle de Castel-Cuillé, des Portraits contemporains, Françonnette, les Deux Frères jumeaux, etc. qui furent recueillis en quatre volumes sous le titre de Papillotes.

Il connut un succès considérable dans le Midi. Il donna des soirées (plus de 12 000 !) au bénéfice des pauvres. Pendant plus de vingt ans, il mit sa muse à disposition des sociétés de bienfaisance et exécuta d'innombrables tournées philanthropiques. L'une d'elle servit notamment à récolter des fonds pour la construction du clocher de l'église de Vergt (Dordogne).

En 1842, il vint à Paris et fut reçu par Augustin Thierry, Charles Nodier, Lamartine et par la famille royale. Il lui fut décerné de nombreuses récompenses de sa ville natale, du département, du Capitole de Toulouse, dont le titre de "maître ès arts floraux". Frédéric Mistral le reconnaissait comme un précurseur du Félibrige. En 1845, il fut décoré de la Légion d'Honneur et en 1853 l'Académie française lui remit un prix de 5000 francs. Ses poésies ont été transcrites en français, mais aussi éditées et traduites en Angleterre, en Allemagne et aux Etats-Unis.

Il mourut en 1864. Une statue fut érigée dans sa ville en 1870 et une rue de Paris porte son nom.


Mais cette gloire avait son revers. Comme elle l'avait fait auprès de Reboul, Flora Tristan, passant par Agen en septembre 1844, vint rendre visite à Jasmin. Elle rapporta l'entretien en termes caustiques, décrivant le poète comme un vaniteux égoïste :

Suite:

"J'entre dans la petite boutique de Jasmin qui est boutique pour l'étiquette car il ne rase pas les ouvriers, ne coiffe pas les dames ; non, le peigne et les pommades sont là à l'état d'ornement ; son véritable métier à lui, perruquier, c'est de faire des vers. Oh ! quel ignoble métier !

Je trouve Jasmin avec sa femme. (...) Je lui dis mon nom, comme Reboul M. Jasmin ne me connaît pas. - "Cela me prouve, monsieur, que vous ne vous occupez pas de questions sociales." - "C'est si vrai, Madame, que je m'en suis beaucoup occupé, c'est moi qui ai remué tout le pays dans le temps, mais je vous parle de 1830. Aujourd'hui, je ne m'en occupe pas du tout."

Je lui dis le but de ma visite, ce que je venais lui demander et ce que je faisais. Il ne comprit pas bien, cependant, il entrevit que c'était beau. Mais tout de suite, salissant ma mission qu'il ne pouvait sentir ni comprendre, il me dit : - "Madame, je dois vous dire que je ne crois pas au désintéressement des apôtres pas plus des anciens que des modernes, chez eux il y a une immense ambition !"

Sa femme, reprenant : "Madame, nous voyons la meilleure société de France. entendez-vous bien : de France ! Lorsque nous sommes allés à Paris nous avons été dîner chez des pairs de France, des académiciens, des hommes de lettres et des femmes de lettres (...) Ici c'est de même, il ne passe pas un grand personnage à Bordeaux, à Toulouse qu'il ne vienne exprès pour voir mon mari. (...) Aussi, quant à m'occuper de votre oeuvre comme pour faire connaître votre livre, propager vos idées, je ne le puis pas pour la bonne raison que je ne les comprends pas."

Et Jasmin de reprendre : "Ensuite, Madame, je dois vous parler franchement, moi aujourd'hui je suis comme tous les honnêtes gens, je veux conserver ce que nous avons, eh bien ! je trouve que vos doctrines à vous autres socialistes, bien que vous les enveloppiez du mot pacifiques, sont très révolutionnaires. Vous réclamez la place au soleil pour tous ! Est-ce qu'ils ne l'ont pas ? Est-ce que le soleil n'éclaire pas et n'échauffe pas tous !" Ici une autre grande tirade pensant que le peuple était fort heureux et ne désirait rien de mieux que ce qu'il possédait, que le droit au travail était inutile parce qu'il y avait du travail pour tous, travail très bien payé, 1 fr. 50, 2 fr et 2 fr. 50 par jour, ce qui était superbe salaire pour un ouvrier habitué à vivre de peu. Que ceux qui ne travaillaient pas étaient des paresseux, des ivrognes, et enfin, cette sortie sur le bonheur des ouvriers (...) fut couronnée par les paroles du prêtre : d'ailleurs notre maître à tous l'a dit : "Il y a eu toujours des pauvres parmi vous." Or notre devoir est de nous soumettre à la loi, aux pauvres, à souffrir la misère, et aux riches à faire l'aumône."

Flora Tristan rapporte encore d'autres paroles de Jasmin qui avouait qu "on ne pourrait jamais rien faire de bon en poésie avec les idées sociales, parce que ce serait mettre toute la haute classe contre lui, le moyen de perdre en six mois toute la gloire qu'il avait acquise par dix années de travaux ! Et il m'a avoué là qu'il tenait à sa gloire, qu'il ferait tout pour la conserver, et que c'était pourquoi il ne voulait pas être socialiste parce qu'ils n'étaient pas aimés, que lui poète voulait être aimé."

Et elle conclut, féroce : "J'oublie, son portrait : type ignoble, des traits vulgaires, bas, et pas du tout poétiques, figure saltimbanque, des petits yeux ronds, d'énormes sourcils noirs, un nez épaté ayant pour ornement une grosse verrue violette, une grande bouche aux appétits vulgaires, des cheveux teints, de gros favoris noirs teints ; quant à l'expression, celle du saltimbanque heureux de vendre au bon public ses boulettes."

Flora Tristan méprisait cet homme issu du peuple qui se reniait. Elle expliquait qu'il avait été acheté : "Un ouvrier vient de me donner le mot sur Jasmin. Il est allé à Paris présenter de ses poésies au roi. Le roi l'a invité à dîner et lui a fait une pension de 1000 fr. Voilà la clef ! Oh ! je comprends maintenant pourquoi l'ancien coiffeur trouve que les ouvriers sont fort heureux et qu'ils ont place au soleil." Et elle ajoute : "J'ai rapporté les paroles de Jasmin aux ouvriers. ils sont furieux contre lui ! L'un parlait de lui donner une calotte. Ce qu'il y aurait à faire, ce serait de forcer Jasmin à mettre sur son enseigne "pensionné du roi des bourgeois"...

Sources : Magazine L'Ami de la maison, biographies contemporaines "Jasmin", 20 novembre 1856 ; Encyclopédie Wikipédia ; Flora Tristan : Le Tour de France, journal 1843-1844, tome II

L'homme pense parce qu'il a une main. Anaxagore (500-428 av. J.-C.)