Magazine Culture
LAURA ET TIGIST (2e épisode)
Publié le 15 janvier 2012 par VenetiamicioNon loin de là, dans son atelier, Laura finit de dessiner une esquisse, l'émotion a embrasé ses yeux, elle tient la feuille de papier à bout de bras et ne semble pas satisfaite, elle en reprend une autre et une autre, ses doigts ne se lassent pas de redessiner la scène de ce matin, choisissant plusieurs angles d'attaque jusqu'à trouver celui qui la contentera pleinement. Elle ose enfin s'attaquer à son vrai sujet et fait bientôt apparaître le visage extraordinairement fin et délicat du jeune homme, magnifiquement ciselé par sa peau sombre, elle n'oublie pas d'y inscrire la surprise qu'elle y a déposée elle-même. Quelle malchance, songe-t-elle que je l'ai vu sur l'eau, Venise me joue des tours, pas facile de le joindre ainsi, en plus je ne sais rien de lui. Pourvu qu'il ait bien compris mon message et qu'il soit au rendez-vous ! Elle est de plus en plus inquiète et ne peut plus dessiner. Elle tire de son sac une poignée de noix. Elle les fait rouler dans le creux de sa main, les yeux dans le lointain. Sortant soudain de son rêve elle les casse et se délecte de leur chair craquante et parfumée. Il lui faut un travail répétitif et utile pour tenter de s'apaiser. Elle prend un paquet rempli d'enveloppes et un des cartes postales qu'elle a dessinées et qui viennent d'arriver de l'imprimerie. Elle vérifie leur qualité et, satisfaite, elle se met à les préparer pour la vente, elle glisse dans des sachets transparents individuels une carte et son enveloppe, assortissant les couleurs et les personnalisant d'une étiquette à son nom. Pendant que ses doigts s'agitent, elle se calme mais elle a du mal à penser à autre chose qu'à sa rencontre du matin. Les heures s'égrènent, interminables. Quelques clients, quelques vendeurs voisins passent, éphémères distractions. Elle repousse vaillamment toutes ses peurs et ses interrogations. Enfin, midi arrive, elle ferme son magasin et part, le coeur battant, rejoindre le campo San Angelo.
Une belle journée claire s'est posée en douceur sur la lagune vénitienne. Laura marche à pas mesurés, elle espère et redoute tout à la fois le moment vers lequel elle se dirige. La lumière s'engouffre derrière elle et joue à cache-cache dans les ruelles empruntées et soudain, elle la dépasse et dévale dans le vaste campo San Angelo, drapant les maisons et les palais qui le bordent d'atours étincelants. Des piétons le traversent en groupes épars, les terrasses bruissent de gens attablés et contents, le magnifique puits rond trône, solitaire. Il n'est pas encore là ! Laura parcourt méthodiquement des yeux le campo, non, sa silhouette inimitable ne peut lui échapper, il n'est pas encore arrivé ! Elle s'installe à la table d'une des terrasses et essaie de noyer son attente dans un thé corsé.
Loin de là, sur un bateau bleu, un jeune homme noir, les bras et le dos douloureux, prend un peu de repos tandis que le bateau file vers le port. Il n'a pas très bien compris ce qui s'est passé, tôt ce matin, vers la Punta della Dogana. Son labeur l'ayant totalement accaparé jusque là, il n'a pas pu prendre le temps d'y songer avant. Les livraisons du matin sont toutes urgentes. Il a du tant de fois charger son diable avec les lourdes caisses de bouteilles, courir vers les cafés dont certains, éloignés des rii, l'ont obligé à gravir d'interminables ponts puis il a fallu décharger et revenir en courant en chercher d'autres. Le patron n'est pas un mauvais bougre mais les délais, c'est de l'argent et comme les affaires sont difficiles, pour lui aussi, et la concurrence rude, il le bouscule un peu. Ce matin, il était perdu dans de sombres pensées lorsque la jeune fille a crié. Son contrat de travail se termine à la fin de la semaine et il ne sait pas s'il va être reconduit, tant d'autres attendent d'être embauchés et qui sait, s'ils acceptent une paie moindre, le patron pourrait être tenté ! Alors ce cri l'avait extirpé avec difficulté de ses problèmes mais surtout, il avait beau regarder, il n'avait pas saisi ce qui l'avait motivé, la jeune fille n'avait pas l'air en danger ! Elle était fort jolie mais que lui arrivait-il, que pouvait-elle bien vouloir, lui vouloir, si c'était bien à lui qu'elle s'adressait, le patron ayant assuré qu'il ne la connaissait pas. À la faculté Ca' Foscari, il en rencontrait des jolies brunes comme elle, pas aussi jolies bien sûr, mais si certaines étaient des copines, aucune jusque là n'avait semblé être sensible à son charme. Non, le mystère demeurait et il n'avait rien compris à ce qu'elle avait dit, quelque chose comme "douze cent lot", n'importe quoi ! Il sort son de son sac la gamelle qu'il s'est préparée, les cours l'attendent et il doit reprendre des forces avant d'y retourner, les problèmes d'argent il verra plus tard, le travail ne lui a jamais fait peur, s'il perd celui-là, il en trouvera bien un autre, les boulots durs sont souvent moins demandés, et de toute façon, il n'a pas le choix, sans cet argent comment paiera-t-il sa part de loyer ? Il prend le temps de déguster la salade de riz qu'il s'est préparé, il a mélangé des cubes de topinambours crus, avec des quartiers d'oranges, des feuilles de roquette, de la salade de Trévise, des oignons rouges et de la mozzarella, le tout avec une bonne huile d'olive, du vinaigre balsamique et pour corser un peu l'ensemble, une pincée de berberé, l'assaisonnement typique d'Ethiopie. Il adore faire de tels mélanges, c'est comme si à chaque bouchée, il brassait l'Italie et la terre de ses lointains ancêtres. Tandis que chaque texture et saveur éclatent dans sa bouche, l'image de la jeune fille se glisse dans sa tête. Un frisson le parcourt bientôt, il s'arrête de mâcher, ce doit être le berberé, il avale sa bouchée, le silence se fait, les papilles se taisent, aussi. Comme une déchirure, la jeune fille envahit la totalité de son écran mental.
Au bout d'une heure de vaine attente Laura quitte le campo San Angelo. Elle a le moral dans les chaussettes, elle appelle Luciano, elle voudrait manger avec lui. Il est tout gêné au bout du fil, il n'est pas libre, ils se verront, le soir à la Ca' Da Mosto. Encore un qui se défile, songe-t-elle abattue. Elle plonge sa main dans son sac pour que sa tablette de chocolat vienne à sa rescousse. Elle y sent aussi son carnet et le sort avec soulagement. Elle le feuillette et découvre le fameux bateau bleu. Elle caresse du bout des doigts la longue silhouette sombre qu'elle y a esquissée, ne petite douleur aiguise ses pointes dans sa poitrine. Elle le referme et cherche un endroit un peu à l'écart où se poser. Après l'étroitesses de la rue del Frati, elle parvient dans l'immense corridor du campo San Stefano, elle salue avec complicité l'austère statue de Nicolo Tommaseo dont elle aime le beau visage et la pile de livres, malencontreusement placés derrière lui. Elle coupe vers la place San Maurizio et son grand puits qu'elle a souvent croqué. En attendant, la douceur du chocolat s'accroche à ses dents, envahit son palais, coule dans sa gorge et lui redonne de l'énergie. Elle ne va pas se laisser abattre, elle va peaufiner une idée qui vient de germer en elle pour attirer, enfin, l'attention du beau ténébreux, c'est décidé, demain elle retourne à la Dogana, mais mieux armée. La voilà suivant la fondamenta Corner Zaguri, c'est une voie sans issue, elle laisse entrevoir le Canal Grande mais s'achève dans l'entrée d'une maison, d'où sa tranquillité dans son extrémité. Elle s'assoit au bord du canal, sur une des trois marches qui le ponctuent, sort son carnet et attrape au vol, en quelques traits, une jeune femme et sa petite, penchées au-dessus des lignes élégantes d'une gondole endormie là. La mère, tendrement tournée vers son enfant lui parle, la petite écoute, sa frimousse pétille. Laura a juste esquissé la rambarde, le canal, le mur et la porte d'eau, pour mieux s'attarder sur les deux silhouettes et tenter de rendre la complicité qui les lie. Ses doigts courent sur le papier, tandis que ses yeux font d'incessants allers-retours entre son modèle et son carnet. Mais déjà le charme se rompt, elles s'éloignent. La jeune fille parachève les éléments du décor négligés, ajoute les vaporeuses branches d'un arbre s'échappant du haut mur. Elle met son travail à distance pour mieux l'évaluer, fait une moue dubitative, poursuit quelques modifications et finit par ranger son carnet. Il est temps qu'elle rejoigne son magasin, une grande goulée d'eau glisse sa vitalité dans ses artères !
Attablés sur la terrasse du prestigieux Café Quadri, Luciano et Anna dégustent un savoureux café gourmand et ses mignardises. Ces jeunes gens, copains depuis l'enfance, se découvrent comme pour la première fois. Elle avait tant rêvé à lui, le désirant de loin, elle savait ses yeux d'un beau gris mais elle en découvre le lac sombre et profond. Elle aimait depuis toujours sa voix mais elle ignorait combien elle devient caressante, ainsi lancée tout contre sa peau, et tous ses mots, émis rien que pour elle, la font chavirer. Luciano, lui, las de soupirer après une Laura insensible à son charme, a ce matin, regardé Anna. Il ne l'avait jamais vue auparavant, hormis comme une image floue, tellement vite identifiée qu'il ne prenait même pas la peine d'accommoder sa vision. Mais là, elle semble s'ouvrir comme un bouton de rose dès qu'il tourne les yeux vers elle. Comment a-t-il pu ignorer son petit nez en trompette, auréolé de minuscules taches de rousseur, ses yeux noisette, pailletés de vert, ses longs cheveux auburn, ondulants et vivants, sa silhouette, si fine et si vive, son humour et toutes les attentions dont elle le gratifie depuis des mois ? Ils n'ont jamais mangé des mets aussi délicieux que le pique-nique improvisé par Anna et maintenant ils boivent leur café comme une boisson magique, à petites gorgées, les yeux dans les yeux, les doigts tout proches, la peau tendue comme un tambour, le coeur en émoi.
De retour dans son atelier, Laura a une heureuse surprise, une grosse commande vien d'arriver, il s'agit de deux cents petits carnets mais le client souhaite des motifs bien précis et des délais réduits, elle se met aussitôt au travail. Elle rentre tard ce soir là, à la Ca' Da Mosto et n'échange que peu de paroles avec Luciano, de toute façon il a l'habitude, il sait que lorsqu'elle est ainsi accaparée par son travail, elle n'est plus disponible pour les copains. Il ne lui a pas parlé d'Anna, c'est un secret trop neuf, qu'il veut savourer tout seul.
Couchée tard, levée tôt, Laura, après des ablutions rapides, retourne dans son atelier, ses croquis sont finis mais elle doit les présenter au client, voir l'imprimeur, négocier les délais, les prix, discuter des détails techniques et mille autres choses qui vont l'accaparer le reste de la journée. Elle a presque oublié son inconnu. Lui au contraire, quant son bateau, tôt ce matin, a viré devant la Punta della Dogana, l'a cherchée, mais en vain, même son patron a remarqué qu'il était désappointé. Décidément je me suis fait tout un cinéma, songe-t-il avec regret, elle était si belle, je dois me la sortir de la tête, c'était comme un doux rêve.
Anna a respecté sa promesse, elle est allée aider Luciano à sortir son chariot. Il la retrouve avec une joie qui emballe le coeur de la jeune fille. Lorsqu'ils poussent, ensemble, le bric-à-brac du stand, leurs mains se frôlent à plusieurs reprises et, à chaque fois, le coeur d'Anna se serre et la peau de Luciano frissonne. Ils mangent ensemble avec le même plaisir que la veille et jamais la Piazza San Marco n'a été aussi radieuse, les pigeons voltigent autour d'eux à l'affût de leurs miettes, tels un vols de pétales duveteux. Ils ne voient pas le flot de touristes qui s'agglutinent en grappes dispersées mais la lumière, qui scintille sur les flancs des chevaux du Quadrige, éclabousse son or dans leurs yeux. Le soir, leurs pensées vont l'une vers l'autre, mais ils ne s'appellent pas par téléphone, une retenue exquise, une timidité partagée, l'envie de prolonger la douceur de cette attente, la crainte de se tromper, les retiennent, ils ont juste échangé deux SMS aussi discrets que lourds de sens et chacun des deux, ce soir-là, a eu des rêves délicieux.
Laura se couche tôt, elle est exténuée par la courte nuit de la veille et son sommeil agité mêle ses dessins, des carnets qui disparaissent dans une broyeuse folle et dans le lointain brumeux, un étang d'un bleu nuit vers lequel elle court sans jamais l'atteindre, tandis qu'une gondoles rouge y glisse, menée par un bel athlète noir.
Une tablée joyeuse mange avec entrain dans cet appartement du Lido que se partagent cinq jeunes colocataires. Leurs visages radieux sont comme un bouquet de diversité. Le plus bruyant est Roméo, le latino dont la maman argentine et romantique l'a doté de ce prénom qui lui ouvre le coeur de toutes les filles. Il est vrai que c'est le polyglotte du groupe et qu'il brasse avec énergie l'espagnol, l'anglais, l'italien et même le chinois. Il a toujours une histoire extraordinaire à raconter et des bras secourables mais volages. À ses côtés l'exubérante Kim Chi, dite "Branche d'Or", rivalise de bons mots pour capter l'attention de l'auditoire. Bassam, "Le Souriant" écoute les uns et les autres avec gentillesse, il est le dernier arrivé de son Liban natal et il n'a pas encore pris ses marques. Gaïa, la Suédoise, grande brune sportive et enjouée, est de corvée avec Tigist, elle l'aide à apporter le dessert, un riz au lait crémeux qu'il réussit mieux que personne. " Tu es le meilleur cuisinier du groupe, sans aucun doute, s'exclame Roméo, des gouttes de lait perlant sur ses lèvres ! " Une ovation d'approbation suit aussitôt. Plus tard dans la soirée Tigist, seul dans sa chambre, s'attarde sur ses livres et ses cours, il a un partiel le lendemain, il se couche tard. L'image de Laura vient visiter ses rêves.
Les brumes des songes ont déposé sur la lagune leurs grands filets blancs, les dieux anciens y pêchent les coeurs des hommes et des femmes en mal d'amour. Ils les recueillent dans leurs grandes épuisettes, les soupèsent et les allègent de toute leur tristesse avant de les plonger, tels des poissons brillants, dans le courant.
Sur la place Saint Marc, deux amoureux passent, enlacés, ils viennent d'échanger leur premier baiser, le monde ne tourne que pour eux. La brume protège leur intimité, ils s'y glissent comme dans de grands draps voluptueux. Les heures se sont perdues dans l'acqua alta, la ville est comme prise dans les glaces, le quotidien a volé en éclats. Luciano et Anna voient leurs deux coeurs courir devant eux, ils les suivent éblouis. Ils ont un impérieux besoin d'effacer le monde, la brume se fait leur alliée, ils rient et la main dans la main ils franchissent dans un même élan les ruelles et les ponts, ils sautent les marches deux par deux puis par trois et aussitôt par quatre, ils finissent par s'envoler. Ils volent avec délices et impatience jusqu'à la petite chambre de la Ca'Da Mosto où leur amour se rassasie en effeuillant leurs corps, goutte à goutte. [à suivre]
Marie-Sol Montes Soler