Poezibao a reçu n° 198, dimanche 15 janvier 2012

Par Florence Trocmé

Cette rubrique suit l’actualité éditoriale et présente les derniers ouvrages reçus par Poezibao. Il ne s’agit pas de fiches de lecture ou de notes critiques et les présentations font souvent appel aux informations fournies par les éditeurs.  
Devant l’afflux de livres, Poezibao n’est plus en mesure de présenter chaque livre reçu de façon détaillée. Tous les livres reçus seront donc cités mais une partie seulement d’entre eux fait l’objet d’une présentation plus complète, accessible en cliquant sur « lire la suite de… » - pour les autres livres, Poezibao s’efforce de trouver des informations en ligne et donne les liens correspondants. 
 
○ Franck Venaille, C’est à dire, Mercure de France 
○ Henri Meschonnic, L’obscur travaille, Arfuyen  
○ Yves Boudier, Consolatio, Argol 
○ Pétrarque, je vois sans yeux et sans bouche je crie (trad. Y. Bonnefoy), Galilée 
○ Robert Lafont, Poèmas, Poèmes 1943-1984, Jorn 
 
À propos de ces cinq livres, lire une présentation détaillée en cliquant sur « lire la suite » 
 
  et aussi 
 
○ Gilbert Lascault, Les figurines et les lettrines des délices, pastels de Thamar de Letay, coll. Plis urgents, n° 25, 13 €, Rougier, 2012, site de l’éditeur 
○ Thomas Vinau, Chaque matin, Gravures de Dominique Mac Avoy, coll. Ficelles, n° 106,  Rougier, 2012, 9€ 
○ Revue Résonance Générale, n° 4, automne 2011, avec des textes notamment de Jacques Ancet, Serge Ritman et Yann Miralles.
 

Franck Venaille, C’est à dire, Mercure de France, 2012, 176 pages, 15 €, site de l’éditeur 
 
La mer du Nord autour d’Ostende, Rusbroec l’admirable, adossé à son arbre dans la forêt, la lagune vénitienne s’abandonnant à la beauté de chaque coucher de soleil, Dante et son Enfer, puis soudain l’irruption des Barbares. Voici ce qui est à dire. C’est sur cette phrase que s’appuie le narrateur. Celui qui prend la parole. Et, sereinement, dit.
Qui est-il ? On pourrait penser qu’il est lui-même soldat. Un guerrier stratège qui aurait connu autrefois l’amertume de la défaite. Désormais il n’a plus qu’un but : unir et réconcilier la lagune et la mer du Nord. Se rendre de l’une à l’autre à la recherche de sa vérité. Marcher. Retrouver les traces laissées par l’avant monde. Tout cela sur fond de violence, de combats acharnés entre l’esprit et les forces brutales. Et le narrateur c’est évidemment l’auteur qui doit faire face à son pire ennemi : lui-même !
Dans un premier temps on trouve les enfants, ici, flamands, ceux qui possèdent la ville et la démesure de ses dunes. Dès lors le narrateur apparaît avec un autre visage, celui de l’homme qui n’a jamais vraiment accepté d’être né et qui, aujourd’hui encore, est déchiré par ses souvenirs. Vont venir le rejoindre ceux qui se reconnaissent dans ce mot magique mille fois prononcé : Noordzee 
Ses images du passé le harcèlent avec leurs questions ; comment devient-on un être profondément libre ? En quoi la beauté peut-elle être inhumaine ? 
La pensée s’aventure dans tous les territoires des formes poétiques. Ainsi l’écriture de (faux) Psaumes voisine-t-elle avec la prose, le verset avec la virgule du poème court, les formes fixes anciennes avec une écriture tendant à l’abstraction. Franck Venaille laisse voir pourquoi il est passé par la poésie pour « raconter » cette histoire qui, après Chaos et Ça est, pour lui, pleine encore des images de la guerre vécue : celle d’Algérie. (site de l’éditeur) – lire un extrait ici 
 
 
Henri Meschonnic, L’obscur travaille, Arfuyen, 2012, 98 pages, 9€, site de l’éditeur 
 
Le présent recueil a été écrit durant les derniers mois de la vie d’Henri Meschonnic, en grande partie à l’hôpital, alors que la maladie contre laquelle il s’était battu depuis plus de dix ans allait prendre le dessus.
Henri Meschonnic est mort le 8 avril 2009. Pour le premier anniversaire de sa disparition, en avril 2010, les Éditions Arfuyen avaient publié son recueil Demain dessus demain dessous. Un colloque avait été à cette même date organisé par l’université de Strasbourg. Rappelons que Henri Meschonnic s’était vu décerné dans cette ville en 2005 le Prix de Littérature Francophone Jean Arp pour l’ensemble de son œuvre. L’obscur travaille est son dernier recueil.
En ouvrant le livre ultime de Meschonnic, comment ne pas penser à L'Herbe du songe, d’Yvan Goll, écrit à l’Hôpital Civil de Strasbourg, durant sa dernière maladie : « Aux hauts-fourneaux de la douleur, / Quel minerai met-on à fondre / Nul ne le sait / Ni les esclaves du pus / Ni les sœurs de la fièvre » (trad. Claude Vigée, Arfuyen, 1988).
Tout autre est cependant, face à l’ultime, l’expérience d’Henri Meschonnic, tout autre sa parole, toujours davantage ouverte au monde, avec une sorte de jubilation, alors même qu’il sent de toutes parts s’échapper son être : « les autres me multiplient / je ne me savais pas / si différent de moi-même / autant de fois qu’ils passent / et repassent je ne sais plus / si c’est en moi devant moi / et les arbres aussi marchent / tout est tellement  en mouvement / que je ne sais plus si je / suis là ou là et l’arbre / qui était parti revient / je peux enfin les tenir dans mes yeux  / je suis le bruit de ces pas / sans parole je ne peux pas me taire / et je parle tous ces pas » (7-8 mai 2008). La menace a beau être là, toute proche, comme une mise en demeure, la conscience d’Henri Meschonnic ne tient pas en place : toujours en éveil, en partage, et, autour d’elle, tout est toujours en mouvement, formes fluides, tendres, comme dans un tableau de Chagall.
Le dernier poème du recueil est daté du 26 février 2009, à l’hôpital Paul-Brousse : « je n’ai rien que des jours / à t’offrir mais ensemble  / ensemble  / ma bouche ta bouche / dans tes mains dans mes mains  / ce sont elles qui tournent  / autour de l’an pas l’an / qui tourne / mais nous ensemble  / la ronde de la vie ». La ronde n’en finit pas jusqu’au dernier jour, avec cette étrange allégresse de qui se donne sans rien retenir, sans rien céder. Jusqu’au dernier jour, c’est l’amour, c’est la vie qui s’étreignent dans les mots, avec un enthousiasme intact. (site de l’éditeur) 
 
 
Yves Boudier, Consolatio, suivi de La mort au carré, postface de Martin Rueff , Argol, 2012, 86 pages, 15,50€, site de l’éditeur 
 
« Je dors comme / périssent les enfants / sous le tissu de l’eau / une image en torsade / bouclée sur / l’ombre »  
Dans la tradition de la « consolation » (de Sénèque à Boèce, de Malherbe à Deguy…), Yves Boudier, avec Consolatio, dernier d’une suite de quatre livres, poursuit en instants de plongée vers le sommeil et de retour à la veille les sensations et/ou les images intérieures de la mort à venir.  
Suivi de La mort au carré, postface de Martin Rueff (site de l’éditeur) 
 
 
Pétrarque, je vois sans yeux et sans bouche je crie, vingt-quatre sonnets de Pétrarque traduits par Yves Bonnefoy, édition bilingue accompagnée de dessins originaux de Gérard Titus-Carmel, Galilée, 2012, 80 pages, 13€ 
 
« Tant mieux si certains poètes se prêtent plus que d’autres à la traduction en français, langue si rebelle ! C’est toujours cela de sauvé parmi tant de malentendus qui grèvent l’échange dont l’avenir a besoin. 
Et voici Pétrarque qui est certainement de ceux-là. Écrivant le Canzoniere en italien mais l’ayant vécu dans des situations françaises. Et médiéval mais déjà tellement moderne ! Il passe de la métaphore codée et donc abstraite de la vieille pensée chrétienne à la métaphore libre. Laure a des cheveux d’or comme est d’or le fond des retables, mais c’est Apollon que Pétrarque prie de venir en sa compagnie la regarder assise dans un sous-bois avec un rayon de soleil dans sa chevelure. Non plus Simone Martini, déjà presque Claude Monet. 
Pétrarque tente de s’approcher de nous, dans ces sonnets qui, lus et recommencés un peu partout en Europe, hâtèrent d’ailleurs si bien le renouveau qu’il fallait. Et comment ne pas croire que le vœu de toute poésie ne soit pas, vouée comme elle est pourtant à son parler d’origine, de s’ouvrir comme ce témoin de deux pays et de deux époques à d’autres langues, d’autres cultures ? On parle de la difficulté de la traduction des poèmes, on doit tout autant se dire que sous leurs guises les plus marquées ces grands vaisseaux ou minces pirogues n’en cherchent pas moins le même port. » (Yves Bonnefoy, sur le site de l’éditeur
 
 
Robert Lafont, Poèmas, Poèmes 1943-1984, édition bilingue occitan-français, Jorn, 2011, 376 pages, 24€, site de l’éditeur
 
Comprendre et coeurprendre le monde : 
Le premier livre de Robert Lafont est un recueil de poèmes : Paroles au vieux silence. Nous sommes en 1946, il a 23 ans. C'est par la poésie qu'il inaugura une œuvre littéraire, scientifique et politique qui comptera plus de 110 livres.
Robert Lafont est d'abord un poète et c'est par la poésie qu'il entre en écriture. L'élan est pris. Pendant toute sa vie, il fera paraître des poèmes, en revues ou en recueils, 9 recueils en tout, de longueur inégale, depuis ces Paroles au vieux silence jusqu'au Grand Voyage d'Ulysse d'Ithaque, traduction de l'Odyssée, qu'il publie en 2004 et qui constitue une œuvre de création à part entière. Soixante ans de poésie.
La poésie pour lui n'est pas un loisir d'enseignant lettré. C'est le cœur obscur et battant, « le centre plus central » d'une recherche qui se confond avec sa vie et qu'on peut définir comme une quête de parole. Parole personnelle qui remonte au paradis de l'enfance, héritée d'un grand-père tutélaire dont la stature domine toute la vie et toute l'ouvre. Parole collective qu'il faut redonner à un peuple vaincu passé à côté de son destin, pour qu'il sorte de son « vieux silence » et redevienne un sujet d'histoire. Parler et faire parler. La parole personnelle rejoint la parole collective. Le poète rejoint l'enseignant, le militant et le savant linguiste. Le destin de l'écrivain se confond avec celui de son peuple. Un vers souvent cité du second recueil (1957), intitulé précisément Dire, résume la vie et l'œuvre : « Le seul pouvoir celui de dire. »
Le langage est le propre de l'homme et circule en lui comme le sang dans ses veines et ses vaisseaux. L'homme est un être de parole, une créature trouée de porosité linguistique. Il rebâtit dans le microcosme de sa bouche parlante la totalité de l'univers, par anamorphose, c'est-à-dire par analogie et en modèle réduit. Le linguiste inventa une théorie pour démontrer que tout acte de parole est une action sur le monde e que sa puissance sur le monde il la doit à la parole. C'est la parole qui lui permet de déplacer les montagnes.
Après le premier recueil écrit à la fin de la guerre, 11 poèmes élégiaques, remplis de nostalgie et d'éblouissement devant le paysage, cette poésie se fait à la fois méditation et action. Elle nous parle de la beauté du monde et de la misère des hommes. Beauté et misère : dans le grand recueil Dire, la première partie s'intitule « Dire l'amour les choses » et la seconde « Dire l'homme le siècle ».
Elle essaie aussi de réconcilier l'ange et la bête qui cohabitent en nous, le cœur et la raison, la sensualité et l'intelligence. Un poème du recueil Air libre (1974) nous convie à « coeurprendre » et « comprendre » le monde, à le consumer par les sens et par l'esprit. Le jardin, que célèbre Écrit pour un soleil mort et ressuscité (1984), est une figure du poème : un lieu où se rejoignent le jaillissement aveugle de la vie et une volonté d'ordre, le projet d'une pensée.
Robert Lafont a toujours eu le goût de la forme, de la parole mesurée par la rime et le mètre.  Écrit pour un soleil mort et ressuscité propose une réflexion sur les rapports entre le poème et le monument, le poète et l'architecte. Pierre taillée et parole poétique s'éclairent l'une l'autre : leur point commun réside dans la forme imposée par l'intelligence à la substance volatile, évanescente, abstraite de la parole et à la densité pesante, écrasante et brutale de la pierre. La forme rend la pierre légère et la parole dense, elle les éternise toutes les deux. Le poème figé dans sa forme prend vie dans le souffle de la déclamation, dans ce que le linguiste Lafont appelle le "temps opérationnel de la phrase", comme le monument ne s'anime que dans la proportion sans cesse changeante d'ombre et de lumière distribuée par le cours du soleil.
Les grands recueils, Dire et Air libre, interrogent l'histoire et célèbrent « les deux grandeurs de l'homme : sexe et raison ». Sensitive et cérébrale, libre ou soumise à la mesure du vers, la poésie de Robert Lafont est une tentative pour saisir le monde par le cœur et l'intelligence. (site de l’éditeur