Je vous en offre les premières pages :
À Louise, ma mère…
À Paul, mon père…
À tous les ouvriers de tous les temps
et de tous les pays,
de l’eau, de l’air, de la terre, et du feu.
C’est surtout dans la nuit qu’on voit les soleils ; c’est surtout dans l’exil qu’on voit la patrie ; c’est surtout dans la tombe qu’on voit Dieu.
Victor Hugo Lettre à Jules Janin 2 septembre 1855
Victor Hugo Jean-Marc Hovasse t.2 p. 306 Fayard 2008
Il n’y a pas d’œuvre d’art sans collaboration du démon.
André Gide Conférence sur Dostoïevski
Théâtre du Vieux Colombier Paris 1921
La femme est le rayon de la lumière divine.
Jalal al-dîn Rûmi Poète persan 1207-1273 Mathnawi
Octobre 1843
Florent n’oublierait jamais la première fois dans les écuries du château. Matin laiteux d’octobre. On s’acheminait à petits pas vers le jour des morts. Au bout de l’esplanade, la cristallerie semblait sommeiller sous son chapeau gris argenté de fumées et de cendres. Un héron avait traversé le ciel, de la Meurthe vers la forêt proche à toucher du doigt la rouille de ses houppiers. Il avait gelé fort, une gelée qui avait cuit d’un coup les massifs de dahlias et saupoudré les buissons d’un sucre étincelant.
Florent s’en souviendrait toujours comme d’hier. Il le savait.
Il avait quitté la cité tôt, ce matin-là, juste après le départ de son père pour l’atelier de taille. À peine débarbouillé des miasmes de la nuit, il était sorti sur ses talons, avait vu filer les ouvriers à travers les lames tranchantes de bise au son de la cloche branlée sur le pignon des ateliers où les attendait le verre à son point de fusion idéal pour être travaillé. La veille, le palefrenier du château lui avait fait dire, en mâchonnant son sobriquet « Déqueugnard » baladé depuis des années autour des bottes de pailles et dans les allées du parc, qu’il aurait des attelages à préparer, et que son aide ne serait pas de refus.
Alors, une fois de plus, le gamin avait bondi de joie. L’école de la Compagnie des Verreries et Cristalleries de Baccarat lui plaisait, certes, mais elle n’avait pas pour lui le charme des écuries, le parfum du crottin, et la chaleur musquée des chevaux. Aux tables de multiplication suivies du réseau hydrographique de la France, il préférait de très loin fourrer sa tête dans la profonde crinière noire des chevaux frisons, respirer leur parfum de prairie et de foin, caresser le canon de la bête jusqu’au boulet pour lui faire lever le pied dont il nettoyait la fourchette à petits gestes précis, puis appuyer un long baiser sur la lèvre velue douce comme une pêche de vigne. Il parlait à l’un, chantonnait à l’oreille de l’autre, ajustait un filet, étrillait, brossait un dos, passait la main dans le pli du grasset velouté et chaud, provoquait des vagues de plaisir qu’il voyait courir de l’épaule à la croupe, qu’il aimait sentir sous sa paume tandis que le cheval soufflait plus fort. Malgré ses dix ans à peine sonnés, la pose ajustée d’un harnais demi fin, reculement à la fermière, n’avait plus aucun secret pour lui, pas plus que celle d’un harnais de carriole pour le trait des ateliers.
Il faisait si froid ce matin-là que, une fois le travail terminé, il était resté avec son palefrenier, dans la tiédeur de l’écurie, sous le vol crépitant de quelques moineaux réfugiés dans la charpente.
-Dis, pourquoi qu’on t’appelle Déqueugnard ? C’est ton vrai nom ? Et pourquoi qu’on te voit jamais dans la cour ?
Le palefrenier avait éclaté de rire en retroussant ses manches.
-Parce que je ne suis pas un homme de cour, moi, mon gars ! Sais-tu ce qu’écrivait le journal Le Globe quand t’étais pas encore né ?
Florent haussa les épaules.
-Que, en France, il y a « la cour d’un côté, de l’autre la Nation ! » Je suis du côté de la Nation, moi ! Pas avec les emplumés des Tuileries qui voudraient nous faire croire qu’il n’y a pas eu de Révolution, encore moins d’Empire !
Le ton était donné. Florent avait l’habitude. Il aimait les bousculades de celui que des femmes, en ravalant leur souffle, avaient baptisé : « Le gaillard des écuries ». Il les avait entendues, parfois, au lavoir des bords de Meurthe, parler de lui en pinchant la voix. La journée s’annonçait bien.
-Mais t’es bien curieux, mon gars, aujourd’hui ! C’est le coup de bise qui t’a fouetté les sangs ? Pourquoi que tu veux savoir tout ça ?
-Comme ça… comme ça !
Le Déqueugnard avait empoigné une pelle, raclé une trace de crottin dans l’allée, fini de nettoyer d’un coup de balai, jeté un coup d’œil à son domaine. Propre et nette, des portillons lustrés par la paume des hommes et le museau des chevaux, à la voûte des poutres et solives de châtaignier éclairée ici et là par des tuiles de verre, l’écurie dressait ses piliers de cathédrale jusqu’au ciel. Un cheval botta contre le bat-flanc. Un autre émit un curieux gloussement de gorge. Les moineaux se chamaillaient pour quelque graine. Une douce lumière à reflets dorés coulait sur les bottes de paille. Par-dessus le toit, le ciel semblait s’être débrumé. Florent s’était assis sur un seau retourné. Il était bien, n’attendait rien ni personne, pas même une réponse. Pourquoi « Déqueugnard » ? Pourquoi ? Après tout… pourquoi pas ? Les mains dans les poches, la casquette sur l’oreille, un mouchoir à carreaux violets serré autour du cou, l’homme des chevaux vint vers lui. Une moustache de blaireau lui étirait le visage de part et d’autre du nez tranché à l’horizontale par une vilaine cicatrice qui courait sur la joue gauche pour aller mourir sous le lobe de l’oreille. Le bas du visage, de ce côté-là, semblait mort, inerte, comme un vieux marbre, en contraste saisissant avec la vivacité du regard et l’étrange mobilité de la droite. Florent en avait d’abord été frappé, presque terrorisé, puis il avait fini par s’habituer. Maintenant, il trouvait presque beau ce grand gaillard taillé à coups de hache qui, quelques mois plus tôt, lui avait tout révélé, ou presque, de sa passion pour les chevaux.
Cantate de cristal Gilles Laporte éd. Presses de la Cité janvier 2012 410 p.