C’était il y a… Longtemps ! Vous habitiez au dernier étage d’un immeuble parisien, avec vue, en face, sur l’infini et en bas, sur un carrefour trop bruyant et très dangereux.
Vous m’aviez reçu ce matin-là avec des manières distinguées de jeune demoiselle. La table était basse, le thé brûlant, et les scones tièdes.
« Prière de se déchausser ! » m’aviez -vous dit en entrant tout en renouant la ceinture de votre robe d’intérieur.
J’ai ôté mes mocassins puis je me suis posé à même la moquette, en tailleur. J’avais la grâce d’un ours et la souplesse d’un néon. J’aurais préféré une chaise, mais… Bon !
Vous disparûtes quelques instants dans votre salle de bains, puis je vous vis revenir, vos cheveux longs noués rapidement autour d’un crayon, puis vous-vous posâtes à votre tour, beaucoup plus douée que moi pour cet exercice…
Un scone coupé en deux… De la confiture de fraise étalée dessus, et vous vous penchâtes dangereusement pour saisir un sucre entre le pouce et l’index. Votre robe fit alors un pli et mon regard plongea…
J’étais rouge comme un coq.
- Le chauffage est un peu fort !
- Quel chauffage ?
Vous me regardiez, fixement et vos yeux clairs en disaient long sur votre amusement…
- Mais tu ne trouves pas qu’il fait trop chaud ?
- Oh ! Tu sais… Moi… Je n’ai que cette robe sur le dos…
Je devenais grenat.
- Bon… Tiens… Tu lis quoi en ce moment ?
Et votre rire fusa, irrésistible…
- Tiens… ça… Tu connais ?
Le « Grand Meaulnes » était en haut de la pile.
- Jamais lu…
- Tu devrais, toi qui aime les vieux truc…
- Hein ?
- Bah oui ! Tout ça se passe en 1900… C’est très fantasmagorique !
- Fantasma…
- Oui ! L’amour, la mort… La fille est très belle, et en plus elle s’appelle Yvonne de Galais… Tout pour te plaire !
- Mais qu’est ce que tu en sais des filles qui me plaisent ? Ton Yvonne de… machin… Elle est comment…
- Je l’imagine élancée, avec les yeux bleus et de longs cheveux blonds…
- Pas mon genre !
- Ah bon, et c’est quoi ton genre ?
Comment lui dire qu’il était en face de moi ? J’éludais la question par une pirouette :
- La femme de mes rêves est insaisissable, trop occupée pour faire attention à moi.
- Si tu le dis…
Dépité, je trempais des morceaux de scone dans le thé puis les avalais les uns derrière les autres, sans mot dire.
- Tu n’es pas très bavard dis-moi, pour quelqu’un qui voulait me voir absolument. Pourquoi, au fait ? Tout ça n’était pas très clair au téléphone. Tu avais quelque chose à me dire, paraît-il…
- Oui, heu… Bon.
Et là je commençais à saisir de magnifiques rames, grands modèles, de luxe, une dans chaque main… Et allez mon gars, souque ferme ! Et une, et deux :
- J’écris un nouveau livre en ce moment , et mon personnage principal est une femme… (Une, deux, une deux…).
- Et tu veux savoir quoi ? Comment la femme fonctionne ? Ses humeurs, ses menstruations, son hygiène intime ?
Je fis un geste de la main en souriant :
- (Une, deux, une deux…) Mais non, arrête ! Une peu de psychologie… Les choix, le courage… (Une, deux, une deux…).
- Tu crois que les femmes sont si étranges, différentes de vous, les mecs poilus et couillus ? Bon, on fait des gosses, on n’est pas équipées du même matériel (là, j’exagère), mais au fond, on se ressemble beaucoup, tu sais, enfin c’est mon point de vue…
- (Une, deux, une deux…) Ah oui ?
Et ce jour-là, je repartis de chez vraiment frustré, avec une jolie paire de rames en cadeau et une chouette migraine. Un message m’attendait sur mon répondeur :
« Allo ? Ici, c’est Yvonne de Galais. Je voulais dire au grand Meaulnes qu’il est invité ce soir chez moi à 20 heures. Qu’il prenne sa brosse à dents. Nous ne parlerons pas de littérature.»
Rodolphe Trouilleux