George Soros est un investisseur intelligent. Il cherche, dans les mouvements de marché, les points de retournement majeurs. Le 23 janvier 2008, dans une opinion donnée au Financial Times, il crut en tenir un : « la crise actuelle marque la fin d’une ère d’expansion du crédit fondé sur le dollar comme monnaie de réserve internationale. (…) La crise d’aujourd’hui est le point haut d’un super-boum qui a duré plus de 60 ans. »
Il détaille son raisonnement, fondé sur sa conception de la « réflexivité ». Les périodes d’expansion tournent, pour lui, autour du crédit et leur éclatement est due à une malfaçon. Cette malfaçon se répète, tant on ne veut pas comprendre que faciliter le crédit génère une demande qui pousse les actifs à la hausse – ce qui (et c’est là où la raison dérape dans le circulaire) permet d’emprunter encore plus pour acheter encore plus. D’où bulle, qui inévitablement éclate. Au bout d’un cycle de 60 ans, c’est pire… Car à chaque fois que le crédit se trouve en turbulences, les autorités financières interviennent pour injecter des liquidités et trouver à stimuler les économies. Ceux que l’économiste Patrick Artus appelle « les Incendiaires », dans un opuscule médiatique dont il a le secret. Le système est donc asymétrique, dans le sens où l’on incite uniquement à emprunter pour investir, sans sanctionner pour mauvais investissements. Les économistes appellent cela le « hasard moral ».
Cette « magie » du marché, Soros l’appelle « fondamentalisme », en parallèle à ce qui se passe dans les religions pour certains de leurs sectateurs bornés. En effet, dans le libéralisme doctrinaire (autre nom du fondamentalisme de marché), chacun poursuit son propre intérêt et l’intérêt général trouve son équilibre sur les marchés. Sauf que le libéralisme doctrinaire n’est jamais appliqué, puisque les autorités ne cessent d’intervenir quand les marchés vont mal. Elles ne laissent pas les marchés s’équilibrer tout seul. Ce qui a fait dire à Eric Grémont, dans une note récente, que les Américains n’étaient pas libéraux.
La globalisation qui a débuté dans les années 1980 a permis aux Etats-Unis de pomper l’épargne du monde pour consommer plus qu’ils ne produisent, entraînant ce fameux déficit courant dont la presse dit (depuis plus de 20 ans) qu’il n’est pas soutenable. Les marchés financiers encouragent les consommateurs à emprunter encore, à l’aide de produits de plus en plus sophistiqués, où le risque est emballé, dispersé, renvoyés à d’autres. Ce sont les fameux subprime, après les hedge funds, qui n’ont fait que sophistiquer ce que les traders font chaque jour sur les contrats future. Et, à chaque fois que cela va mal, les autorités interviennent en prêtant pour rien, en défaisant les dettes à risque dans un organisme public, en subventionnant les assureurs précaires, en nationalisant les banques en faillite (Crédit Lyonnais, Northern Rock). Et George Soros de conclure : « le super-boum devient incontrôlable quand les nouveaux produits deviennent si compliqués que les autorités ne peuvent désormais plus calculer les risques et qu’ils commencent à passer le relais au management de risques des banques elles-mêmes. » Les agences de notation se reposent sur l’information fournie par les créateurs des produits, ce qui est « une choquante abdication de responsabilité. »
Dans ce scénario, cette longue période d’expansion du crédit doit obligatoirement être suivie d’une période de contraction, parce que les nouveaux produits et les pratiques qui y ont conduit sont mal fondées et non soutenables. La possibilité que les autorités financières américaines toutes seules puissent régler l’affaire et relancer l’économie est désormais contrainte par une chose nouvelle : le moindre appétit du monde entier à entasser encore des réserves en dollars. Car l’expansion du reste du monde dépend de moins en moins de l’Amérique, ce qui fait monter les prix de l’énergie et des matières premières, des métaux industriels jusqu’aux céréales. L’inflation redevient alors un problème – et pas seulement dans les pays émergents. Une récession américaine est alors « inévitable » selon le gourou. Début d’un processus de « réalignement radical de l’économie mondiale », selon ses termes, « marqué par un déclin relatif des Etats-Unis et la montée de la Chine et d’autres pays en développement. »
Le raisonnement est cohérent, très séduisant. Anatole Kaletsky, économiste depuis 30 ans et créateur de la société de gestion de fonds émergents GaveKal, lui répond en trois points dans un bulletin interne du 13 février.
1. Il admire le décorticage impeccable de la crise actuelle par George Soros (ce pourquoi il faut lire son article), mais il conteste la brutalité de la conclusion : « Le renversement de la croissance du crédit, la baisse de la consommation américaine et le changement de pouvoir économique vers l’Asie sont relatifs. Ils surviendront sans aucun doute, mais il n’y a aucune raison de supposer – et aucune preuve jusqu’ici – que ces changements soient si brutaux qu’ils causent une sérieuse récession, voire la plus grande crise économique depuis 60 ans. »
2. Il agrée au processus de réflexivité décrit sur le crédit, mais il conteste le fait que le crédit soit l’exclusive origine de la hausse que nous connaissons depuis 60 ans. Soros oublie manifestement l’arrivée de trois milliards de nouveaux producteurs et consommateurs sur le marché mondial ; il oublie la division mondiale du travail qui résulte du libre-échange global ; il oublie enfin la chute du prix des transports, des communications et du traitement de l’information. Alors, peut-être que la perte de confiance dans le système financier américain va changer la réalité de marché et causer une récession qui justifiera, en retour, les craintes des investisseurs – mais ce ne sera pas une récession « mondiale », ni la plus grande depuis 60 ans.
3. Il est d’accord avec l’idée de Soros que les marchés sont faillibles et ont une tendance de nature à créer des bulles spéculatives. Mais il conteste le fait que réflexivité soit rationalité. Les entrepreneurs et les travailleurs n’ont pas pour objectif un équilibre de marché mais un biais naturel à créer de la valeur plutôt que d’en détruire. Les politiciens sont soucieux du bien public aussi, même s’ils ont tendance à moins intervenir pour limiter les hausses que pour éviter les conséquences trop brutales de leur éclatement. Ils font des erreurs en se focalisant sur le déficit budgétaire plutôt que sur la stimulation de l’économie quand il le faudrait, ou en contraignant le crédit par crainte de l’inflation (cas de l’Eurolande). Mais les hommes politiques sont plus favorables à la hausse qu’à la baisse. Ce pourquoi nous avons toujours connu de longues périodes d’expansion et de très courtes périodes de krach.
Kaletsy croit donc, comme nous-même, qu’une combinaison de politique monétaire et fiscale, assaisonnée de quelques changements dans la régulation, permettront d’atténuer la transition de marché. Nous l’avons écrit dans la note de mardi dernier, déclinant deux scénarios. Mais il est toujours stimulant de lire les opinions de gens intelligents sur le sujet. L’économie, comme chacun sait (ou devrait savoir), n’est pas une science exacte comme la physique. Elle est science « humaine ». Et comme l’homme est à la fois sujet et objet de son étude, aucune certitude ne pourra jamais être définie – seulement des « tendances », des probabilités fondées sur le passé et sur la norme. Or, seules les exceptions (les queues de distribution pour les statisticiens), sont pertinentes car – comme personne ne peut les anticiper – ce sont elles qui changent à chaque fois la donne.
Alain Sueur, Le Blog Boursier
The worst market crisis in 60 years, by George Soros, Financial Times, January 23 2008
Reflexivity vs rationality, by Anatole Kaletsky, GaveKal Funds Newsletter, February 13th, 2008
Voir chapitre 6, « Les outils de la stratégie boursière », Eyrolles 2007.