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Transferts transfrontaliers des sièges sociaux : la piqûre (fiscale) de rappel de la CJUE

Publié le 13 janvier 2012 par Jblully

Transferts transfrontaliers des sièges sociaux : la piqûre (fiscale) de rappel de la CJUETrois ans après l’arrêt Cartesio, la CJUE a de nouveau été saisie, de la problématique des transferts transfrontaliers de sièges sociaux en Europe, dans un arrêt National Grid Indus BV, rendu le 29 novembre 2011. Les juges de Luxembourg s’attaquent cette fois, non pas aux conséquences juridiques d’une telle opération,  mais à ses conséquences fiscales.

Les faits étaient les suivants : une société à responsabilité limitée de droit néerlandais, National Grid Indus, a transféré le 15 décembre 2000, son siège réel (sa « direction effective ») au Royaume-Uni, tout en conservant son siège statutaire aux Pays-bas. Conformément à une convention bilatérale conclue entre les deux royaumes, National Grid Indus était considérée, après le transfert, comme résidente du Royaume-Uni. La société ne disposant plus d’établissement stable aux Pays-Bas, le droit d’imposer le bénéfice et les gains en capital de la société revenait ainsi exclusivement au Royaume-Uni. En conséquence, National Grid indus ayant cessé de percevoir un bénéfice taxable aux Pays-Bas, les services des impôts Hollandais ont établi un décompte final des plus-values latentes existant au moment du transfert de siège et ont décidé de les imposer immédiatement. C’est précisément contre cette décision d’imposition immédiate que National Grid Indus a formé un recours, qui a abouti devant la CJUE à l’occasion d’une question préjudicielle : une imposition des plus-values latentes des éléments de patrimoine de la société transférés de l’Etat membre d’origine vers l’Etat membre d’accueil, telles qu’elles existaient au moment du transfert du siège, est-elle contraire à l’article 49 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne relatif à la liberté d’établissement ?  

 -   L’imposition immédiate des plus values-latentes est contraire à la liberté d’établissement

 La réponse formulée par la CJUE est éclairante à de multiples égards.

En premier lieu, elle confirme – mais il n’y avait pas lieu d’en douter – son arrêt Cartesio de 2008, et rappelle qu’il n’existe pas de définition uniforme des sociétés pouvant bénéficier de la liberté d’établissement : les critères de rattachement d’une société à une loi nationale n’étant pas unifiés, les Etats membres ont la faculté de les déterminer librement. Ils peuvent ainsi imposer des restrictions au déplacement de la direction effective des sociétés immatriculées sur leur territoire. En l’occurrence, le droit néerlandais a opté pour la théorie de l’incorporation, puisqu’il autorise le déplacement de l’administration effective sans que cela n’affecte la « nationalité » de la société, qui reste soumise au droit des sociétés néerlandais, malgré son transfert au Royaume-Uni.

En deuxième lieu, la CJUE indique aux Etats que la détermination des conséquences fiscales d’un transfert de siège ne saurait être considérée comme un critère de rattachement à la loi nationale, qu’ils pourraient fixer librement. Le fait que les Etats membres soient compétents pour exiger la dissolution ou la liquidation d’une société en cas de transfert, ne signifie pas qu’ils sont aussi libres pour déterminer les exigences fiscales d’une telle opération.

Enfin, en troisième lieu, le traité ne s’oppose pas à ce qu’un Etat fixe définitivement le montant de l’imposition sur les plus-values latentes afférentes aux éléments de patrimoine d’une société, en raison du transfert de son siège de direction effective dans un autre Etat membre lorsque celle-ci cesse de percevoir les bénéfices taxables dans le premier Etat membre. En revanche, – et c’est le point essentiel de l’arrêt - l’imposition immédiate de ces plus-values latentes constitue une restriction disproportionnée à la liberté d’établissement garantie par le traité. En effet, cette solution créé une différence de traitement selon que les sociétés néerlandaises transfèrent leur siège de direction effective à l’intérieur du territoire néerlandais ou à l’extérieur de celui-ci, en instaurant, dans ce dernier cas, une sorte d’exit tax. Or, selon la Cour, un recouvrement différé de l’imposition ne mettrait pas en cause le lien existant entre l’avantage fiscal que représente l’exonération accordée aux plus-values latentes afférentes aux éléments d’actifs tant qu’une société perçoit des bénéfices taxables dans l’Etat membre et d’autre part, la compensation dudit avantage par une charge fiscale qui est déterminée au moment ou la société concernée cesse de percevoir de tels bénéfices. En tout état de cause, la CJUE rappelle que le traité ne garantit pas à une société que le transfert de son siège de direction effective dans un autre Etat membre soit neutre en matière d’imposition.

Enfin, la CJUE ressent le besoin de préciser que « la seule circonstance qu’une société transfère son siège dans un autre Etat membre ne saurait fonder une présomption générale de fraude fiscale et justifier une mesure portant atteinte à l’exercice d’une liberté fondamentale garantie par le traité ».

 -   Le droit français est-il compatible avec cette jurisprudence ?

A première vue, on pourrait croire que le droit français, qui prévoit une « neutralité » fiscale du transfert de siège transfrontalier depuis 2005 est conforme à cette jurisprudence. En effet, l’article 221-1 du Code Général des Impôts indique que le transfert de siège dans un autre Etat membre de l’Union européenne, qu’il s’accompagne ou non de la perte de la personnalité juridique en France, n’emporte pas les conséquences de la cessation d’entreprise (taxation immédiate des bénéfices d’exploitation de l’exercice en cours, des bénéfices en sursis d’imposition, des plus-values latentes et du boni de liquidation).

Cependant, la doctrine a mis en évidence que cette « neutralité » française restait conditionnée au maintien d’un établissement stable en France et des actifs sociaux taxables qui y sont attachés. Dès lors, si le transfert de siège social, au départ de la France, se traduit par une délocalisation totale de la société, de sorte qu’il n’y a plus aucun actif social taxable en France, l’administration fiscale est susceptible de se prévaloir d’une imposition immédiate. On peut ainsi raisonnablement douter de la conformité de notre législation fiscale avec la jurisprudence de la CJUE, qui vient précisément de sanctionner l’imposition immédiate des conséquences du transfert effectuée par les Pays-Bas.

 -   L’attente d’une 14ème directive en droit des sociétés

La publication de ce nouvel arrêt est l’occasion de rappeler qu’à défaut de mesures d’unification ou d’harmonisation adoptées par l’Union, tant d’un point de vue fiscal que juridique, il appartient au juge de pallier les lacunes du droit européen. Or, il est pour le moins regrettable que le droit de la mobilité des sociétés en Europe se réalise exclusivement à travers la jurisprudence… Cette vision du marché unique est-elle la bonne pour les entreprises ? Le juge européen (dans l’arrêt Cartesio) semble lui-même en douter lorsqu’il déclare que « les modalités d’un transfert du siège, statutaire ou réel, d’une société de droit national d’un Etat membre à l’autre [sont] une difficulté non résolue par les règles sur le droit d’établissement, mais qui doit l’être par des travaux législatifs ou conventionnels, lesquels n’ont pas encore abouti ».

L’adoption d’une 14ème directive en droit des sociétés n’est pas une utopie, elle n’est pas non plus une manière de favoriser les entreprises et de leur offrir un moyen de fraude et de contournement de leurs droits nationaux. Elle vise simplement à leur assurer la sécurité juridique qu’elles sont en droit d’exiger du marché unique. A ce titre, la CCIP et le Club des juristes n’ont cessé de défendre l’intérêt d’une 14ème directive en droit des sociétés pour mettre fin à ces difficultés et donner un cadre juridique sécurisant et respectueux des critères de rattachement à la loi nationale fixés par les Etats membres.

On ne peut toutefois pas dire que la Commission européenne y ait été très sensible, alors que la doctrine et les institutions européennes (le Parlement européen notamment prépare un troisième rapport d’initiative sur cette question) appellent aussi ce texte de leurs vœux. A peine esquisse-t-elle, dans un récent programme de travail, l’éventualité d’y réfléchir d’ici à l’horizon 2014 dans un livre vert sur le droit international privé. Relèvera-t-elle enfin à cette occasion le défi, fiscal et juridique, que lui lance la CJUE ?


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