Le père est assis devant l’ordinateur ; la mère debout avec son portable disant :
- Attends, je vois mon visiteur, je te rappelle !
Elle s’avance vers moi, sans sourire. Présentations. Poignées de mains ; la grand-mère arrive droit sur moi :
- Tu vois, Marielle avait raison, il a de beaux yeux notre invité !
- Excusez ma mère, me dit-elle, elle est malade et…
- Je suis très flatté !
- Je ne voudrais pas qu’elle vous mette mal à l’aise !
- Tu plaisantes! dit l’aveugle. Moi, on me dirait que j’ai de beaux yeux évidemment ça me ferait rigoler mais là c’est vrai ! Elle éclate de rire.
Un silence s’installe, le père se lève, me tend la main, m’indique un prénom que je ne comprends pas vraiment, évite mon regard et retourne s’asseoir auprès de la baie close où, pianiste las, il reprend ses effleurements de clavier. La femme profite de ce mouvement pour s’éloigner à son tour de l’autre côté dans ce qui semble être son lieu favori entre vases et tableaux réalistes. Elle refait un numéro de portable ; son attente lui donne un regard flottant, prétexte à ne pas s’occuper de moi. Je remarque qu’une tête de cerf, comme poussée à travers la paroi, surmonte le canapé où elle demeure rêvant : le tueur était fier.
Une voix s’approche ; depuis son fauteuil roulant elle monte vers moi en murmure, c’est un secret dirait-on ; elle me confie que je n’ai pas à m’inquiéter que c’est toujours comme ça, que je ne reverrai sans doute pas la fille de la maison et qu’il vaut mieux nous glisser à travers l’immense salle à manger vers la porte-fenêtre dont le volet n’est pas clos.
-C’est là que je vous attendais depuis le coup de fil de Marielle. Ah au fait, vous savez qu’elle vous adore. Si, si, vous ne l’avez pas remarqué mais elle vous aime.
Je lui objecte en souriant qu’aimer est un terme vague et que Marielle éprouve sans doute de la reconnaissance pour… et je m’aperçois que je vais évoquer une affaire qui relève du secret professionnel. Je m’arrête, elle me fixe un moment, ouvre enfin la porte-fenêtre qui donne sur un balcon. Toujours cette tiédeur de l’automne, et la lune levée cette fois qui éclaire une série de têtes hautes, de vastes bras gris et noirs qui se tiennent et se croisent avec une sévérité de moines savants qui, chuchotant sur les cimes, ne se reposent jamais. J’essaie de distinguer le château : pour ce que j’en vois il m’apparaît splendide dans sa robe de pierre de taille rudement posée. Je crois distinguer les entourages des fenêtres et des portes qui contrastent avec la pierre, formant une masse où le chaud de la brique passée au four et le froid de la pierre que l’on taille au fond des grottes forment cet ensemble que j’aime tant.
- Vous découvrirez tout cela demain, dit-elle en me tirant par la manche alors que je m’appuie sur la rambarde, le corps en avant, pour en voir le plus possible.
Enfin, qu’a-t-elle à me harceler ainsi… je suis resté pour voir le château ! Elle ne semble pas s’en soucier. Je n’ai plus envie de parler mais dans la nuit les plaintes reviennent. Je l’interroge. Un silence suit ma question ; je crois entendre gémir les même sons, je me bouche les oreilles en pressant mes mains sur les tempes ; elle m’observe depuis sa situation assise, ne répond toujours pas. Soudain jaillit la question :
- De quel problème s’agit-il ?
Je balbutie, crois qu’elle veut que j’interprète les sons ; non ce n’est pas cela ; elle veut savoir pourquoi je suis venu jusqu’ici et quelle épreuves j’ai traversées récemment. Sa voix est rauque, demeure douce, mais ferme.
Je finis par évoquer d’une voix pâle presque neutre la succession rapide de mes femmes, toutes ces illusions perdues non par indifférence mais par trop plein de passion. J’entends cependant ma propre voix qui s’élance soudain: « Vous savez cette ardeur, cette énergie, je la voulais totale, entière… et là je ne sais plus ! Que l’on veuille se séparer parce que les jours succèdent aux jours et que l’autre s’affadit, voilà qui n’étonne guère, mais moi, c’était trop de passion ; la passion, vous comprenez, c’est fatiguant, je les ai toutes fatiguées !! » Elle rit de bon cœur, sans se moquer ; un vrai rire de compréhension dans la nuit. J’en ris moi-même. Il est vrai que debout sur ce balcon haranguant les arbres qui cachent l’horizon et semblent soutenir la lune, je donne l’impression une fois encore que je défends ma cause. Ma cause. Je revois le juge souriant de me voir pour la huitième fois demander mon divorce… Il dit derrière les paroles rituelles : c’est un peu beaucoup vous ne trouvez pas, cher collègue… c’est affreux, je me sens affreux.
Elle dit doucement :
- Ah oui, pour votre histoire de plaintes là, oui, oui, euh, comment vous expliquer ? Ce sont des girouettes qui grincent dans le vent. Oui, des girouettes. Un ancêtre qui voulant figurer l’amour n’a rien trouvé de mieux que de mettre quelques girouettes ; jusqu’à huit, je crois. Le vent les fait grincer tous les jours de l’année. Il aurait mieux valu mettre des statues dans le parc du château comme on le faisait autrefois. L’excentricité, n’est-ce pas. Ça ne tiendrait qu’à moi j’aurais fait enlever tout ça. Enfin, les girouettes ne risquent pas de venir vous tirer les pieds pendant votre sommeil. Une fois tout fermé on ne les entend pas. Remarquez je dis cela mais moi qui dors la fenêtre ouverte ce grincement m’apporte le sommeil ; ce qui pour l’un est harcèlement est une berceuse pour l’autre; voyez comme nous sommes étranges !