Partout, on parlait de cet événement, dans les assemblées, sur les places publiques. Tous s’étonnaient du malheureux destin de la famille royale de France, autrefois si brillante. Famille maintenant précipitée de malheur en malheur et menacée d’une ruine complète. A Sienne, sur la piazza del Campo, sans prévenir, au milieu des conversations, Fra Bartholomeo s’avança. A haute voix, il remercia Dieu de cet événement. Le religieux déclara que le moment de la justice était enfin arrivé, que les calamités qui s’abattaient sur la France depuis vingt-cinq ans n’étaient que justice, le juste châtiment d’une longue infamie. Jean de Valois n’était qu’un usurpateur, il n’avait aucun droit au trône qu’il occupait. Le véritable roi de France était à Sienne, et tout le monde le connaissait, il s’appelle Gianni di Guccio. On le croyait fils de Guccio. Mais pas du tout, il est né en France, du roi Louis X et de la reine Clémence de Hongrie. Pressé par l’assistance ébahie par ce discours, le moine raconta l’histoire de Gianni, montra la copie du testament de Marie. Des nobles et des négociants qui avaient été en France, se rappelaient avoir entendu dire quelque chose de semblable.
La nouvelle fit rapidement le tour de la ville. Chacun souhaitait bon succès à Gianni. L’on se félicitait d’avoir élevé à Sienne, un roi de France. Gianni, d’abord, tenta de nier. Mais de divers côtés arrivèrent des informations qui confirmèrent le récit de Fra Bartholomeo. Les deux moines, Antoine et Jourdain, par crainte de la colère royale, avaient quitté la France. Ils entreprenaient un pèlerinage au Saint-Sépulcre. Avant de s’embarquer, les deux religieux écrivirent de Sicile, aux autorités siennoises, à l’évêque de cette ville et à Gianni lui-même. Ils confirmèrent ce que l’on savait déjà.
Sienne, piazza del Campo
On résolut alors, dans le grand conseil de la ville, d’aider Gianni. Six des principaux habitants furent choisis pour lui servir de conseillers. Ils travailleraient à faire reconnaître ses droits à l’étranger. Ils expédieraient, aux frais de la cité, des messages et des lettres. Ces conseillers résolurent de communiquer l’affaire au pape, à l’empereur, aux rois de Naples, de Hongrie, d’Angleterre et de Navarre, ainsi qu’aux membres des trois états qui gouvernaient la France. Mais avant tout, ils trouvèrent convenable de s’adresser aux Romains et de les engager à écrire aussi de leur côté. Le poids diplomatique des Romains était loin d’être négligeable dans cette affaire. Fra Bartholomeo fut envoyé à Rome. Il y arriva le 7 avril 1357. Le dominicain exposa les faits devant Pietro Colonna et Niccolo de Riccardo Annibaldeschi, sénateurs, en présence du grand conseil de la ville. Tous furent convaincus de la vérité des prétentions de Gianni. Ils écrivirent les lettres demandées. On les porta le 6 mai à Sienne. Pour sa sûreté personnelle, Gianni fut conduit dans une place forte, où on lui rendit les honneurs royaux. Les conseillers siennois s’activèrent à poursuivre les autres mesures prises pour faire reconnaître le prétendant. Or, en ce temps-là, le commerce avec la France passait surtout par les Siennois et les Florentins. Les négociants de Sienne, alarmés pour leurs intérêts, craignaient de les compromettre s’ils soutenaient le prétendant à la couronne de France. Par la corruption et les menaces, ils surent prendre le dessus dans le pouvoir de la cité. Les six conseillers furent destitués, et on abandonna Gianni à son sort.
Depuis que le bruit de sa naissance s’était répandu, Gianni qui portait à Sienne le surnom de Ré Giannino, crut ne plus pouvoir reprendre son ancien état. Désormais seul, il s’appliqua lui-même à faire valoir ses droits avec autant plus d’ardeur qu’on lui envoyait de divers côtés des offres de secours. Le roi de Hongrie, Louis Ier, neveu de Clémentine, répondit à Gianni comme au souverain légitime de la France. A la veille d’une guerre avec les Russes et les Vénitiens, le roi hongrois ne put, toutefois, lui prêter un concours actif. Le frère du roi de Navarre (celui-ci était alors prisonnier) se montra également disposé à seconder Gianni, et fit des recherches sur son compte. Malheureusement, les envoyés de Gianni n’osèrent pas remplir leur mission auprès du pape et des autres princes. Le prétendant se mit aussi en relation avec une grande compagnie commandée par le comte de Landau. Cette armée se déclara prête à le soutenir dans une tentative sur la France. Gianni résolut en attendant d’aller en Hongrie pour convaincre tout à fait le chef de ce royaume. Il quitta Sienne le 2 octobre 1357 et arriva à Buda le 3 décembre. Mais les cabales de la cour et les lointaines expéditions militaires furent la cause qu’il ne reçut du roi Louis que de bonnes paroles et des lettres de reconnaissance. Gianni retrouva Sienne le 6 août 1359. Il avait, en chemin, noué des intelligences avec les Juifs, alors persécutés en Hongrie, en Carinthie et en Autriche. Il reçut d’eux 50.000 florins d’or comptant, avec promesse de plus grosses sommes encore, à la condition qu’il les protègerait en France.
Dans sa lettre adressée à tous les rois, prélats, princes, ducs, comtes, barons, à toutes les villes, le roi de Hongrie déclarait solennellement qu’il reconnaissait la légitimité de Gianni. Des recherches exactes lui avaient confirmé la vérité de toutes les allégations du prétendant. Il priait donc tout le monde, au nom de l’amitié qu’on avait pour sa personne, d’aider, dans l’exécution de ses desseins, le seigneur Jean. Il assurait que lui, roi de Hongrie, regarderait tout ce qui aura été accompli pour le véritable souverain de la France comme ayant été fait pour le bien de sa couronne et de son frère le plus cher. Les Siennois avaient reçu, les premiers, communication de cette circulaire. Les ennemis de Gianni en profitèrent pour se débarrasser de lui. Puisqu’il était le légitime héritier du roi de France - ils s’appuyèrent sur la lettre du roi de Hongrie - son élection au conseil des Douze n’était pas valide. Privé de ses conseillers, privé de sa position, Gianni poursuivit, malgré tout, son entreprise. Il reporta son voyage à Naples, où il espérait également gagner son parent, le roi Louis. Il voulut visiter le pape, et le 31 mars 1360, il quitta Sienne après avoir fait ses adieux à sa femme et à ses enfants.
Avignon, palais des papes
Par Gênes et Nice, Gianni se rendit à Avignon. Malgré toutes ses tentatives, le pape ne voulut pas le recevoir. Toutefois, il se concilia quelques cardinaux. Son affaire fut examinée en conseil par les prélats. Soit qu’on la jugea non fondée, soit qu’on trouva plus avantageux de laisser la couronne de France au souverain qui la possédait, il fut répondu à Gianni, au bout de huit jours, que le pape ne pouvait se mêler de rien. Ce n’était pas au Saint-Père de décider du sort de la couronne de France et on lui renvoya ses papiers. Du côté du Saint-siège, la cause était entendue. Malgré cet échec, plusieurs villes du midi de la France et un certain nombre de seigneurs entrèrent en relation avec lui. Pour avoir une armée, Gianni traita avec les compagnies de routiers restées sans emploi depuis le traité de Brétigny. Ces bandes désoeuvrées parcouraient le pays en le rançonnant. Malheureusement Gianni, n’était ni diplomate, ni fin politique. Il n’avait que l’esprit et les connaissances d’un simple bourgeois. Il ne possédait ni l’énergie, ni l’habilité pour mener à bien une si difficile entreprise. Gianni espérait que le pape et les princes brûleraient de réparer l’injustice dont il avait été la victime. Il se trompait. Tous calculeraient d’abord s’il y avait pour eux quelque avantage personnel à en retirer.
Trompé par les uns, trahi par les autres, il allait bientôt tomber dans les mains de ses ennemis. Aux demandes du pape, fortement pressé par les routiers, et du roi de France, qui avait mis sa tête à prix, on décida de mettre fin aux prétentions du Siennois. Les soldats du prétendant volaient de succès en succès et de nouveaux renforts arrivaient. Comme il n’était pas question de livrer bataille, le seul moyen qu’ils trouvèrent pour arrêter Gianni fut la traîtrise. Le Juda qu’on lui envoya, se nommait Jean de Camaran, lieutenant du sénéchal de Provence. Ce Camaran était un être perfide et cruel. A cette époque, Gianni se tenait à Aix. Jean de Camaran gagna sa confiance. Sous prétexte de le protéger, il l’isola d’abord de ses gens, il voyait partout des traîtres. Ensuite pour sa sécurité, il l’installa dans la tour d’Aix. Aussitôt à l’intérieur, Jean de Camaran l’empêcha de sortir. Gianni était désormais prisonnier. Pour convaincre le sénéchal de Provence du bien fondé de sa prétention au trône, Camaran, lui demanda ses papiers, toutes les preuves de sa naissance. Confiant, Gianni les lui donna. Une fois en possession de ces précieux documents, le sénéchal se garda bien de les rendre. Ils disparurent. Prisonnier, les preuves de sa légitimité probablement anéanties, on ne prit plus de gants avec lui. Il avait désormais perdu la partie. On le jeta dans un cachot, on lui enferma les jambes dans des anneaux de fer rivés à de grosses chaînes. On le dépouilla de tout ce qu’il possédait. Gianni mis hors d’état de nuire, le pape s’attaqua à ses routiers. Il déclara la croisade contre eux. Pour les affaiblir, on commença par s’en prendre à leur chef, le lieutenant général de Gianni, Jean de Vermai. Tombé dans une embuscade, celui-ci après une courte résistance, fut capturé. On s’en débarrassa en l’empoisonnant. Sans chefs, les routiers résistèrent quelques temps, eurent encore quelques succès, mais finirent par succomber et se dissoudre. Comme si tout cela ne suffisait pas, une terrible épidémie de peste enleva les derniers partisans de Gianni.
Avignon
On transporta l’ancien prétendant à Avignon, puis ses gardiens le conduisirent à Marseille. Dans ce port, son geôlier, Jean de Camaran, le dépouilla du peu qui lui restait. Le lieutenant du sénéchal réserva à Gianni un traitement inhumain et fort cruel. Au bout de quelques mois Gianni était méconnaissable, son corps dénudé, et amaigri par les privations, n’était plus qu’une immense plaie. Le sadisme de Camaran ne s’arrêta malheureusement pas là. Il livra sa victime à la vindicte populaire. Gianni fut, sur la place publique, faussement accusé par son tortionnaire, des crimes les plus immondes, abominables et odieux qui puissent être. La multitude, toujours prête à croire ce qu’on lui raconte, voulut massacrer le malheureux, qui tenait à peine encore debout. Ce calvaire ne prit fin qu’à son arrivée à Naples, au début février 1362. Ce fut un moribond que le roi Louis reçut, interrogea et écouta. Devant son état, il lui fit remettre des vêtements et ordonna de le traiter correctement. Il put dans sa prison recevoir des visites. Mais l’affreux traitement subit depuis bientôt une année, l’avait épuisé, et il mourut peu de temps après.Sa postérité vécut encore près de deux siècles à Sienne, sous le nom de descendants du Ré Giannino. Ils portèrent les trois lys de France au milieu des armes de la famille des Baglioni jusqu’en 1530, époque à laquelle mourut le dernier rameau. Leur tombeau était à Sienne dans l’église Saint-Dominique.
On ne parla plus de cette histoire. On oublia tout. Le secret demeura caché aux fonds des chancelleries.
Jusqu’au XVIIIe siècle, où le savant Gigli se proposait de publier, à partir de manuscrits originaux retrouvés, par hasard, à Rome - tout n’avait pas disparu - une vie de Gianni. Il en fut détourné par l’abbé de Radonville qui lui fit sentir qu’un pareil travail pourrait déplaire. La lecture des manuscrits conduisait à de graves soupçons sur la mémoire du roi de France, Philippe V. En effet, il n’est pas raisonnable de penser que tous les rois qui se sont succédés sur le trône de France depuis cette époque n’aient régné que par le bénéfice d’un crime. Peut-être, aurions-nous su la vérité sur cette affaire, si nous avions pu comparer l’ ADN du petit Jean Ier le Posthume avec celui des autres membres de sa famille. Malheureusement, les tombes royales de la nécropole de St-Denis furent profanées par le peuple en 1793. Les restes des monarques furent jetés pêle-mêle dans une fosse et recouverts de chaux.
Quoiqu’il en soit, aventurier ou vrai prétendant, Gianni di Guccio a le droit de ne plus être un exilé de l’Histoire et d’être sorti de ses oubliettes.
Naples, la dernière "résidence" de Gianni di Guccio