Le service de l’État comme religion, la nation comme
Dieu, De Gaulle comme prophète, Michel Debré fait partie des plus proches disciples du gaullisme, passionné mais peu aimé, ardent défenseur de la natalité et d’un souverainisme libéral qui
croyait au mythe de la France superpuissance mondiale hors de l’Europe. Première partie.
Dimanche 15 janvier 2012 sera célébré le centième anniversaire de la naissance de Michel Debré, mort le 2 août 1996. Personnage majeur de la vie politique française, homme d'État, académicien,
haut fonctionnaire, Michel Debré a été Premier Ministre et candidat à l’élection présidentielle, ce qui constitue les deux positions les plus importantes depuis 1958.
À l’instar des Jeanneney, des Joxe, ou des Cot, Michel Debré est issu d’une grande famille qui a donné à la France beaucoup de
médecins, scientifiques, hommes politiques, à commencer par son illustre père, Robert Debré (1882-1978), fondateur de la pédiatrie mondiale,
à l’origine des CHU et précurseur de l’INSERM, son frère Olivier Debré (1920-1999), peintre, son cousin, le grand mathématicien
Laurent Schwartz (1915-2002), et aussi ses enfants, deux anciens ministres, Bernard
Debré (67 ans), urologue et député de Paris, et Jean-Louis Debré (67 ans), ancien Président de l’Assemblée Nationale et actuel
Président du Conseil Constitutionnel, ainsi qu’une belle-fille, Isabelle Debré (54 ans), qui a été réélue sénatrice des Hauts-de-Seine le 25
septembre dernier.
Le 27 février 1976, Bernard Pivot avait même réuni sur son plateau de l’émission "Apostrophes" les trois générations Debré : Robert Debré, Michel Debré et
François Debré, un fils journaliste (futur prix Albert-Londres) et écrivain, tous les trois auteurs de livres qui venaient d’être publiés. J’ai dû regarder cette émission lorsqu’elle fut
rediffusée le 11 août 1978 à l’occasion de la disparition de Robert Debré quelques mois auparavant.
Un peu comme plus tard Dominique de
Villepin avec son discours à l’ONU, l’action marquante de Michel Debré restera la rédaction de la Constitution de la Ve République, avant d’avoir été nommé à Matignon.
Une instruction républicaine
Né à Paris mais basé familialement en Indre-et-Loire, Michel Debré fit ses études à l’école laïque, fut marqué par les leçons de
morale du "Tour de France par deux enfants" et influencé par "Les Catilinaires" de Cicéron.
Après être passé par Montaigne puis Louis-le-Grand, diplômé de l’école qui est devenue, par lui, Science Po Paris, Michel Debré a
passé le 1er mars 1934 sa thèse de doctorat en droit sur "L’artisanat, classe sociale. La notion d’artisan, la législation artisane" (éd. Dalloz, 1934), comme plus tard son fils
Jean-Louis (futur juge d’instruction).
Brillant élève, il intégra la même année sur concours le Conseil d’État, le plus prestigieux des corps de l‘État, ce qui lui
valut un cadeau très précieux de la part de son père, un livre d’Ernest Renan "Qu’est-ce qu’une nation ?" issu de sa conférence à la Sorbonne du 11 mars 1882 : « L’homme n’est esclave ni de sa race, ni de sa langue, ni de sa religion, ni du cours des fleuves, ni de la direction des chaînes de montagnes. Une grande
agrégation d’hommes, saine d’esprit et chaude de cœur, crée une conscience morale qui s’appelle une nation. Tant que cette conscience morale prouve sa force par les sacrifices qu’exige
l’abdication de l’individu au profit d’une communauté, elle est légitime, elle a le droit d’exister. » (éd. Presses pocket).
Haut fonctionnaire et résistant
Michel Debré entra au cabinet de Paul Reynaud, Ministre des Finances, en novembre 1938 comme chargé de mission devant
mettre en application de la législation sur les 40 heures. C’était sa première expérience politique et le début d’une longue carrière.
Pendant la guerre, après sa mobilisation comme lieutenant de cavalerie (il était sorti major de l’École de cavalerie de Saumur lors de son service
militaire en 1932) et son évasion après avoir été fait prisonnier, il resta haut fonctionnaire et fut promu, le 4 août 1942, maître des requêtes au Conseil d’État, nomination qui lui rendait
nécessaire de prêter serment au maréchal Pétain.
Cependant, dès février 1943, il décida de s’engager dans la Résistance (sous les noms de Fontevrault et François Pierre Jacquier)
et devint commandant aux Forces françaises combattantes du 15 juin 1943 au 30 septembre 1944. On peut imaginer à quel point il est difficile pour un grand commis de l’État, passionné par le
service de son pays, de devoir choisir de désobéir à l’État parce que le pouvoir politique ne correspondait plus aux valeurs associées à la nation.
De Gaulle profita de ce brillant collaborateur de 31 ans pour construire un réseau de préfets et préparer la structure
administrative de la France libre qui fut mise en place dès août 1944. À l’époque, il y avait un triple risque : que la France fût sous administration américaine ; que les communistes,
bien structurés, s’emparassent des principaux postes ; ou encore que les anciens hauts fonctionnaires fidèles à Pétain restassent en place faute de compétences.
Rencontre avec De Gaulle
La première rencontre de Michel Debré avec De
Gaulle fut à Laval le 22 août 1944 : « Une voiture s’avance. Une grande silhouette en sort. Je m’approche et j’entends sa voix :
Bonjour monsieur Jacquier. Mon cœur s’arrête, je suis heureux. ».
Dans son livre "La République et son pouvoir" (éd. Nagel, 1950), Michel Debré livra ainsi sa vision de la situation :
« La France est sortie d’un océan de catastrophes sans être asphyxiée ; de l’enfer elle est sortie libre ; d’une maladie qui était mortelle
elle est revenue comme d’un long évanouissement. La France, pour ce miracle n’a aucune dette vis-à-vis du régime qui s’est effondré en 1940, ni de l’ersatz de régime qui a suivi. La France le
doit, pour ne parler que des Français, à un général, à ses compagnons, à la France libre et combattante, à la forte et populaire Résistance. ».
Il décrivit également sa jeune génération : « Alors que, dans l’histoire d’un
pays, la plupart des générations reçoivent toujours de leur patrie plus qu’elles ne peuvent lui donner, il en est d’autres à qui revient la charge de porter dans leurs bras, comme un enfant
blessé, la patrie épuisée. La génération qui monte en France est de celles qui sont marquées de cet insigne destin. Elle ne peut lui échapper. » ("Refaire la France", éd. Plon, 1944,
sous le pseudonyme de Jacquier avec Emmanuel Monick, gouverneur de la Banque de France et futur patron de ce qui deviendra Paribas).
Jeune préfet et père de l’ENA
Michel Debré fut brièvement commissaire de la République de la région d’Angers (l’équivalent de préfet de région) : « À le voir si jeune [32 ans] et si actif dans le grand bureau de la Préfecture où il nous reçoit, sa porte est ouverte à tous, on ne peut manquer d’évoquer
les grandes figures des jeunes conventionnels qui firent la Ire République et dont il est à coup sûr le descendant et le continuateur. » (Ouest-France, 1944).
En 1945, Michel Debré fut rattaché auprès de De Gaulle comme chargé de mission dans son cabinet et fut le réel liquidateur du
régime de Vichy et, avec le concours de Jean-Marcel Jeanneney (récemment disparu), le créateur de nouveaux
outils pour le service de l’État : la nationalisation de son ancienne école en plusieurs IEP (Instituts d’études politiques) décentralisés et la fondation de l’École nationale
d’administration, l’ENA (ordonnance du 9 octobre 1945), qui allait créer jusqu’à aujourd’hui toute l’élite dirigeante du pays (politique et économique). L’une des motivations de Michel Debré
était d’ailleurs (avec Jean-Marcel Jeanneney), d’inclure dans le cursus une formation en économie, ce qui était très novateur.
Acteur politique
La débordante envie d’agir l’incita à s’engager également dans la vie politique. Après son départ de janvier 1946, De Gaulle lui
conseilla de se rapprocher des radicaux : « Allez au Parti radical, Debré. Vous y trouverez les derniers vestiges du sens de
l’État. ».
Il fut battu aux élections législatives du 10 novembre 1946. Après la création du RPF, ce fut sous cette étiquette que Michel
Debré fut finalement élu sénateur d’Indre-et-Loire le 7 novembre 1948 puis le 19 juin 1955 (très exactement, membre du Conseil de la République, l’équivalent du Sénat sous la IVe
République). Il s’inscrivit au groupe radical du Sénat (futur Gauche démocratique et RDE) jusqu’au 11 août 1951, date de la création du groupe RPF. En juillet 1955, il fut naturellement désigné
comme président du groupe des Républicains sociaux (ex-RPF).
Pendant ces dix années (1948 à 1958), au sein de deux commissions (affaires étrangères et suffrage universel), Michel Debré
utilisa pleinement son mandat de parlementaire comme une tribune pour s’opposer résolument aux combinaisons politiciennes qu’imposait la Constitution du 27 octobre 1946 et militer en faveur du
retour de De Gaulle au pouvoir.
Parlementaire assidu de l’opposition
Parallèlement aux institutions, l’autre sujet qui tenait très à cœur le parlementaire Michel Debré, c’était l’Algérie qu’il
souhaitait maintenir sous l’autorité française et il considérait que les gouvernements n’étaient pas assez fermes dans cet objectif.
Il fut très réticent vis-à-vis de la CECA (Communauté européenne du charbon et de l’acier, germe de l’Union Européenne), voulant
la conditionner à la situation de la Sarre et la canalisation de la Moselle, et s’opposa fermement à la CED (Communauté européenne de défense) qui ne vit jamais le jour après d’âpres débats
parlementaires.
Il suivit également avec beaucoup attention la réforme administrative dont il était l’auteur et en particulier, le système de
recrutement dans la haute fonction publique par l’ENA (question orale n°114 du 28 février 1950), et il demanda à plusieurs reprises la suppression de l’examen du baccalauréat (entre autres,
proposition du 22 novembre 1949).
Marque de son amour pour la République, il proposa par ailleurs d’ériger une statue de Léon Gambetta (fondateur de la
IIIe République) au rond-point de La Défense (11 mars 1954).
En juillet 1955, Michel Debré rédigea le rapport sur la résolution adoptée à l’Assemblée Nationale le 24 mai 1955 (404 pour et
210 contre) qui avait pour but de poser le principe d’une révision de la Constitution (base juridique aux pleins pouvoirs de De Gaulle du 3 juin 1958) : « Les articles 17, 49, 50, 51 et 90 de la Constitution seront soumis à révision. Le titre VIII de la Constitution [sur l’Union française] sera soumis à
révision. Les dispositions visées aux alinéas précédents pourront faire l’objet de rapports et de votes distincts. ».
Cette résolution a été adoptée par le Sénat le 19 juillet 1955 (245 pour et 70 contre) associée à cette motion (202 pour et 107
contre) : « Le Conseil de la République, conscient de l’urgente nécessité de procéder à la révision constitutionnelle, demande à l’Assemblée
Nationale d’examiner par priorité la modification de l’article 90 afin de simplifier la procédure de révision. ».
Le retour du Général De Gaulle
Peu investi dans les structures du RPF et en désaccord avec la tactique de De Gaulle (il considérait comme Jacques Chaban-Delmas à la chambre des députés qu’il fallait jouer le jeu des institutions de la IVe
République pour instaurer une nouvelle république), il s’est beaucoup investi à partir de 1953 à rassembler tous les gaullistes "orphelins", en organisant notamment des déjeuners réguliers à la
Maison de l’Amérique latine avec Jacques Chaban-Delmas, Jacques Soustelle, Georges Pompidou, Jacques
Foccart, Olivier Guichard et Roger Frey. Il fut même très actif pour créer les conditions du retour de De Gaulle lors de l’impuissance politique consécutive aux "événements" en Algérie.
Après la crise du 13 mai 1958 (voir notamment
ici), De Gaulle forma le dernier gouvernement de la IVe République le 1er juin 1958 et appela Michel Debré au Ministère de la Justice qui pouvait déjà profiter de ses
grandes compétences juridiques et d’une expérience parlementaire très féconde.
Le 2 juin 1958, il intervint au Sénat en tant que Garde des Sceaux pour défendre le projet de loi relatif à l’octroi des pleins
pouvoirs au gouvernement (loi constitutionnelle du 3 juin 1958).
Dans une deuxième partie, j’évoquerai la
partie la plus connue de son parcours, à savoir, la grande implication de Michel Debré dans la rédaction de la Constitution de la Ve République.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (13 janvier 2012)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
"Apostrophes" avec les trois Debré du 27 février 1976 (vidéo
INA).
De Gaulle.
Le gaullisme.
Le retour de De Gaulle.
Jean-Marcel Jeanneney.
Jacques Chaban-Delmas.
Georges Pompidou.
Sources documentaires du Sénat et de l’Assemblée Nationale.
À l’occasion du centenaire de Michel Debré, La Chaîne Parlementaire diffusera le film documentaire "Michel Debré, le dernier des
gaullistes" d’Albert du Roy et de Jacques Morhan réalisé par Frédéric Le Clair le vendredi 13 janvier 2012 à 21h00, film qui sera rediffusé le dimanche 15 janvier 2012 à 01h00 et le mardi 17
janvier 2012 à 19h30.
http://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/michel-debre-l-inspirateur-107951