Bernard Noël (anthologie permanente)

Par Florence Trocmé

A l’occasion de la parution de Ce jardin d’encre, livre de poèmes de Bernard Noël, publiés en français et en espagnol (traduction Sara Cohen) et accompagnés de photographies (principalement des tressages/collages de tirages argentiques noir & blanc) de François Rouan chez Cadastre8zéro, Matthieu Gosztola a proposé à Poezibao ces extraits pour l’anthologie permanente et un entretien avec Bernard Noël. 
 
 
et maintenant pourquoi une fois de plus rechercher l’inconnu 
comme si quelque révélation pouvait venir au bout de l’insistance 
il doit s’agir encore de trouver le mot qui pourrait illuminer le corps 
mais qu’y a-t-il de commun entre le corporel et le langage 
un jour peut-être exista-t-il entre les deux une coïncidence 
le temps tout au plus d’un cri de joie qui n’a pas su ce qu’il était 
que peut ensuite un cri jeté dans l’ignorance de son sens  
rien sinon se retourner contre la bouche ayant craché l’oubli 
ruiné dans le corps même l’élan vers la seule évidence 
on écoute une rumeur dans l’arrière-pays de la voix  
parfois cela résonne comme une promesse parfois ce n’est qu’un bruit 
qu’attendez-vous dit la raison puisque rien jamais n’arrive par là 
mais chacun caresse l’illusion comme son bien par excellence 
ce qui n’existe pas ne doit qu’à nous d’avoir une existence  
ainsi la fiction rature la réalité ou bien se venge 
de ne pas suffire à la vie alors qu’elle suffit à l’occuper  
la syntaxe peut tout sauf dévier la flèche et clouer l’âge  
 

 
et maintenant la bouche pleine de syllabes comment trier 
trop de noms et pas de visages des formes vides et pas d’objet 
le monde est un chaos de courants d’air qui voudraient s’incarner  
on a tant parlé du corps qu’il ne lui reste plus la moindre chair 
qu’est-ce d’ailleurs qu’un corps quand la marchandise l’a pris  
on en cherche parfois le souvenir dans la décharge verbale 
un organe isolé n’est bon à rien il a perdu son sens 
aucun mot n’a d’emploi défini on a fait le vide par derrière 
et maintenant on les mâche un à un pour goûter leur poussière 
c’est le temps dit-on qui craque sous la dent au lieu de vous broyer 
nul ne sait ce que faisait le temps désormais au beau fixe 
tout est devenu transparent sous le regard de la domination 
on a droit à un morceau de ce regard en guise de pensée 
tout est vacant dans une égalité enfin purement industrielle 
on a fait des fagots de Je des fagots de Tu brûlé l’altérité 
un Nous sans personne a consommé toute notre mémoire 
l’insignifiance désormais est aussi inépuisable que le fut la mort  
 

 
et maintenant voici venu le temps de regarder ce qu’on ne peut voir 
c’est une direction un appel un appétit le désir de quelque chose 
un tremblement au bout des yeux le goût de l’insatiable 
si bien qu’au cas où l’apparition prendrait forme son rejet 
ferait cracher les yeux sur elle et maintenant surgit la peur 
que vienne à force d’insistance la chose qui ne serait pas de l’image 
mais de la chair en décomposition la chair pourrie des pensées mortes 
ou celle qui fermente au fond de la décharge humaine 
à l’endroit même où le poème cherche à gratter des restes 
afin que les mots prennent parmi leurs boucles et leurs jambages 
toute la vieillerie charnelle le bon fumier de notre sens 
et monte alors le long coassement des os la parole physique 
dont rêve le corps lassé du vent de la parole une sorte de cri 
un râle dans la gorge serrée par le temps ou par cette angoisse 
le pauvre tribu payé à l’exercice de la connaissance 
et maintenant comme une cicatrice enroulée dans la bouche 
le souvenir cherche à quelle blessure il est resté pendu 
 
 
Bernard Noël, François Rouan, Ce jardin d’encre, Cadastre8zéro, 2011, sans pagination 
 
[choix de Matthieu Gosztola]