A l’occasion de la parution de Ce jardin d’encre, livre de poèmes de Bernard Noël, publiés en français et en espagnol (traduction Sara Cohen) et accompagnés de photographies (principalement des tressages/collages de tirages argentiques noir & blanc) de François Rouan chez Cadastre8zéro, Matthieu Gosztola a proposé à Poezibao ces extraits pour l’anthologie permanente et un entretien avec Bernard Noël.
et maintenant pourquoi une fois de plus rechercher l’inconnu
comme si quelque révélation pouvait venir au bout de l’insistance
il doit s’agir encore de trouver le mot qui pourrait illuminer le corps
mais qu’y a-t-il de commun entre le corporel et le langage
un jour peut-être exista-t-il entre les deux une coïncidence
le temps tout au plus d’un cri de joie qui n’a pas su ce qu’il était
que peut ensuite un cri jeté dans l’ignorance de son sens
rien sinon se retourner contre la bouche ayant craché l’oubli
ruiné dans le corps même l’élan vers la seule évidence
on écoute une rumeur dans l’arrière-pays de la voix
parfois cela résonne comme une promesse parfois ce n’est qu’un bruit
qu’attendez-vous dit la raison puisque rien jamais n’arrive par là
mais chacun caresse l’illusion comme son bien par excellence
ce qui n’existe pas ne doit qu’à nous d’avoir une existence
ainsi la fiction rature la réalité ou bien se venge
de ne pas suffire à la vie alors qu’elle suffit à l’occuper
la syntaxe peut tout sauf dévier la flèche et clouer l’âge
*
et maintenant la bouche pleine de syllabes comment trier
trop de noms et pas de visages des formes vides et pas d’objet
le monde est un chaos de courants d’air qui voudraient s’incarner
on a tant parlé du corps qu’il ne lui reste plus la moindre chair
qu’est-ce d’ailleurs qu’un corps quand la marchandise l’a pris
on en cherche parfois le souvenir dans la décharge verbale
un organe isolé n’est bon à rien il a perdu son sens
aucun mot n’a d’emploi défini on a fait le vide par derrière
et maintenant on les mâche un à un pour goûter leur poussière
c’est le temps dit-on qui craque sous la dent au lieu de vous broyer
nul ne sait ce que faisait le temps désormais au beau fixe
tout est devenu transparent sous le regard de la domination
on a droit à un morceau de ce regard en guise de pensée
tout est vacant dans une égalité enfin purement industrielle
on a fait des fagots de Je des fagots de Tu brûlé l’altérité
un Nous sans personne a consommé toute notre mémoire
l’insignifiance désormais est aussi inépuisable que le fut la mort
*
et maintenant voici venu le temps de regarder ce qu’on ne peut voir
c’est une direction un appel un appétit le désir de quelque chose
un tremblement au bout des yeux le goût de l’insatiable
si bien qu’au cas où l’apparition prendrait forme son rejet
ferait cracher les yeux sur elle et maintenant surgit la peur
que vienne à force d’insistance la chose qui ne serait pas de l’image
mais de la chair en décomposition la chair pourrie des pensées mortes
ou celle qui fermente au fond de la décharge humaine
à l’endroit même où le poème cherche à gratter des restes
afin que les mots prennent parmi leurs boucles et leurs jambages
toute la vieillerie charnelle le bon fumier de notre sens
et monte alors le long coassement des os la parole physique
dont rêve le corps lassé du vent de la parole une sorte de cri
un râle dans la gorge serrée par le temps ou par cette angoisse
le pauvre tribu payé à l’exercice de la connaissance
et maintenant comme une cicatrice enroulée dans la bouche
le souvenir cherche à quelle blessure il est resté pendu
Bernard Noël, François Rouan, Ce jardin d’encre, Cadastre8zéro, 2011, sans pagination
[choix de Matthieu Gosztola]