Méconnue des Occidentaux il y a moins de 10 ans, Rosneft se pose aujourd’hui en fleuron de l’économie russe. Détenue à 75% par l’Etat, elle dispose des plus vastes réserves prouvées pour une entreprise cotée en bourse. Elle qui ne représentait que 5% de la production pétrolière russe en 2004, en produit désormais 23% et se place première. Cette ascension ne doit (presque) rien au hasard. Après l’avoir négligée dans les années 1990, le Kremlin s’est saisi de Rosneft comme d’un outil politico-économique au début des années 2000. Il en a résulté la création d’un atout inédit, auquel le pouvoir russe ne semble pas prêt à renoncer.
Fondée en tant qu’entreprise d’Etat en 1993, Rosneft voit son capital ouvert à l’investissement privé deux ans plus tard. Elle entame alors une traversée du désert. Du fait de la succession de directions, les actifs sont mal gérés. La production de brut décline tandis que le raffinage tombe au tiers de ses capacités. Prenant acte de son état désastreux et de l’attrait que suscitent ses actifs, le gouvernement d’Eltsine envisage de s’en débarrasser à partir de 1997. Par un concours de circonstances, la vente échoue et la compagnie échappe de justesse à la privatisation. L’inverse eut promis un tout autre destin à Rosneft.
Evgueni Primakov, tranchant avec le laxisme caractéristique des administrations précédentes, place Sergueï Bogdanchikov à la tête de l’entreprise. Idée qui s’avérera judicieuse à plus d’un titre. L’homme échappe à l’influence de la « famille », le clan entourant Eltsine. Sous sa présidence (1998-2010), Rosneft connaît un redressement spectaculaire : grâce à une politique rigoureuse de réduction des coûts et d’amélioration de la productivité, elle redevient rentable en 2000. Ceci lui permet d’adopter une stratégie de croissance — qui n’a pas dévié depuis — faite d’acquisition d’actifs et d’augmentation de sa production. Le rachat de Yuganskneftgaz en décembre 2004 fait exploser ses profits et sa production. A la fin de l’année suivante, cette dernière a effectivement quadruplé!
Les qualités managériales de Sergueï Bogdanchikov ont certainement joué un rôle fondamental dans le redressement de Rosneft, mais l’essor de la compagnie, à partir de 2004, a des raisons plus profondes. Avec l’élection de Vladimir Poutine en mars 2000 se met en place une stratégie de redressement de la puissance russe, dont l’énergie constitue un levier privilégié. Dans l’esprit de ses concepteurs, le plan comporte deux phases : sécuriser les ressources du sous-sol d’abord, les utiliser à des fins de politiques intérieure et étrangère ensuite. Dans ce cadre, les intérêts lucratifs de Rosneft entrent en collusion avec les intérêts stratégiques du Kremlin.
Délaissée jusqu’alors, Rosneft est donc reconsidérée par la nouvelle équipe dirigeante. Pour autant, ceci ne l’empêche pas de demeurer une compagnie de second rang, loin derrière les Ioukos, Lukoil et autre TNK, propriétés d’oligarques. S’étant enrichis personnellement sous Eltsine avec autant d’entrain qu’ils se sont adonnés à l’évasion fiscale, ces hommes cadrent mal avec le projet poutinien. Le choix leur est laissé : la coopération (règlement des impôts, retrait de la vie politique, contribution à l’économie nationale) ou la prison — qui se transformera in extremis en valise pour les plus prudents. Mikhail Khodorkovsky, homme le plus riche de Russie et patron de Ioukos, fait montre de réticence. Il défie notamment l’Etat de construire son propre oléoduc vers la Chine, en dehors du monopole étatique Transneft (1). Sa punition servira d’exemple. Arrêté pour fraude fiscale en octobre 2003, il ne peut empêcher la principale unité de production de sa compagnie, Yuganskneftgaz, d’être vendue aux enchères à un mystérieux groupe financier, Baïkalfinansgroup. Dans la foulée, en décembre 2004, Rosneft le rachète.
Tel est le point de départ, assez flou, du véritable essor de Rosneft. L’ombre du Kremlin plane sur le jeu de transactions. Gazprom a l’intention de rafler la mise mais se ravise finalement (étrangement) au profit de Rosneft, dont les moyens financiers sont autrement moindres. Qu’à cela ne tienne, la compagnie pétrolière d’Etat se voit proposer le soutien de la VTB Bank… contrôlée par l’Etat. Le gain des actifs de Yuganskneftgaz marque un seuil, en ce qu’il dissuade les oligarques de suivre leur voie et qu’il rend Rosneft détentrice des plus vastes réserves de Russie. Que l’on y ajoute les amendements de la loi sur le sous-sol de janvier 2005 et l’on peut considérer la phase de sécurisation des ressources accomplie. L’utilisation de Rosneft à des fins politiques peut dès lors commencer.
Contrairement à Gazprom pour le gaz, Rosneft n’est pas majoritaire sur le secteur pétrolier. Cette réalité induit que le Kremlin n’est pas libre d’orienter l’industrie d’une façon autre qu’indirecte. Toutefois, contrôler Rosneft, devenu premier producteur national, facilite les choses. Ayant pénétré la société en son sommet, le pouvoir russe contribue à fixer les orientations de la compagnie et peut calibrer ces dernières sur ses propres objectifs. Après quoi, il ne lui reste qu’à favoriser la croissance de Rosneft à la faveur de décisions politiques (attribution de licences, inscription sur la liste des entreprises stratégiques en 2008, etc.) et grâce aux autres entreprises qu’il contrôle : Transneft, RZD (2) et VTB Bank.
La docilité avec laquelle Rosneft suit les orientations du pouvoir peut laisser perplexe. Elle s’explique par la réciprocité des gains engendrés. Etre une entreprise d’Etat sur un marché ultra-concurrentiel occasionne nécessairement des désagréments, que compensent largement les bénéfices qu’il y a à être le représentant pétrolier officiel du premier pays producteur. Aussi et surtout, l’interpénétration entre le gouvernement et Rosneft est édifiante. Elle a sauté aux yeux du public occidental lors de l’entrée en bourse de la compagnie en 2006. D’aucuns s’élevèrent d’ailleurs pour empêcher la réussite de l’opération : des investisseurs étrangers (dont George Soros), des oligarques déchus exilés à Londres, les actionnaires de Ioukos, etc. Mais l’attrait pour les actions du géant russe, suscité par son extraordinaire croissance, fut plus fort que leurs récriminations.
En faisant tomber la caste oligarchique, Vladimir Poutine lui a substitué un clan composite formé autour de sa personne. En son sein les Pétersbourgeois (fréquentés à la mairie de Saint-Pétersbourg), les siloviki (« hommes forts », issus des services de sécurité et de renseignement) ou les technocrates. De même que les postes gouvernementaux et les places dans les conseils de direction, ces étiquettes sont cumulables. Le cas de Rosneft est véritablement exemplaire. Igor Setchine, chef de file des siloviki étant un cas d’école. En voici quelques exemples :
Focalisés sur la maximisation de la rente énergétique via l’augmentation de la production, Rosneft et le Kremlin ont eu tendance à négliger l’investissement en R&D. Sur le tard, un discours est montée en puissance, tant dans la bouche de la direction de l’entreprise que dans celle Dimitri Medvedev, élu président en 2008 : le chantier de la modernisation. L’ennui étant que les technologies nécessaires au maintien de la productivité du secteur pétrolier se trouvent chez des sociétés étrangères, celles-là mêmes qui furent tantôt congédiées, tantôt sommées d’accepter des restrictions de leur présence sur le sol russe durant la phase de réappropriation des ressources stratégiques. Pour y remédier, la Russie, avec le visage plus avenant de Medvedev, se livre depuis quelques temps à une opération séduction à destination des entreprises et investisseurs étrangers. A cet effet, au printemps 2011, ce dernier a annoncé le retrait immédiat des membres du gouvernement des entreprises d’Etat et, à terme, la privatisation de celles-ci. Rosneft n’échappant pas à cette logique. La fin d’une époque ? Ceci est loin d’être évident.
Derrière la communication, apparaît un tour de passe-passe visant au maintien de l’emprise de l’Etat sur Rosneft. Si Igor Setchine et Yuri Petrov (3) ont effectivement disparu de l’organigramme en avril 2011, ils ont été remplacés par des siloviki pur jus. Respectivement par Igor Shishin, ancien officier du KGB/FSB et vice-président de VTB Bank pour l’un ; par Mathias Warnig, ancien agent de la Stasi et PDG de Nord Stream AG pour l’autre. En outre, si la prédominance de proches du pouvoir dans la direction ne suffisait pas, il est prévu que les privatisations se fassent avec le maintien pour l’Etat d’une « golden share », action symbolique permettant d’exercer un veto sur les décisions stratégiques de l’entreprise.
En définitive, la victoire annoncée de Vladimir Poutine à la présidentielle 2012 augure tout sauf un désengagement de l’Etat hors de Rosneft. De surcroît, en signant un accord de partenariat stratégique avec ExxonMobil pour l’exploitation du plateau continental arctique, récupérant au passage des technologies d’extraction et la possibilité de participer à des projets aux Etats-Unis et ailleurs, Rosneft s’ouvre, au propre comme au figuré, des champs inexplorés. Gageons que le géant russe, épaulé par son gouvernement, ne manquera pas de s’y engouffrer.
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(1) – Compagnie administratrice de l’ensemble du réseau d’oléoducs russe, détenue à 100% par lʼEtat.
(2) – Pour Rossijskie železnyje dorogi, Compagnie des chemins de fer russe, administratrice de 95% des voies ferrées russes et détenue à 100% par lʼEtat. 15% du pétrole russe est exporté par voie ferrée.
(3) – Chef de l’agence fédérale pour la gestion de la propriété dʼEtat.
RB