Elle s'est levée tôt ce matin, comme tous les autres matins. Le soleil est encore embrumé derrière les façades endolories par le tapage du temps. L'eau est coupante dans sa grande bassine d'un blanc de javel. Nue dans cette large coupe elle fait luire au savon toutes les rondeurs de son corps. A ses pieds un seau fume doucement. Elle se penche vers lui et emplit la grande tasse qui attendait tout près. Une tension court de son épine dorsale à ses chevilles. Ses deux lobes fessiers modèlent un coeur. Ses courtes boucles brunes chavirent. Elle se redresse les projetant en arrière et déverse sur ses épaules un long filet d'eau, un murmure de contentement accueille cette chaleur bienfaisante, des gouttes tracent sur son dos des rivières mousseuses. Elle recommence, s'aspergeant avec précision et délectation. Des bulles minuscules miroitent brièvement. Des plaques d'humidité ruissellent le long de ses bras, autour de ses seins, dans le creux de ses hanches, dans les nervures de ses cuisses. La fine arête de son nez brille, ses grands yeux noirs pétillent. Le froid la saisit et hérisse sa peau de minuscules pointes de frissons, elle s'enroule prestement dans une grande serviette rayée. Sous la pression énergique de ses mains, sa peau rougit de plaisir. Elle s'habille vivement, un pantalon en cotonnade rouille, une chemise d'un bleu lavande et un pull fauve, elle a décidé d'accueillir l'automne en honorant ses couleurs. Elle jette un coup d'oeil à sa montre, étalée sur la table, à côté d'un petit bouquet de roses dont les corolles ploient. Sept heures, parfait ! Elle aura le temps de faire un petit tour avant d'aller travailler. Elle débarasse rapidement son nécessaire de bain, essuie l'eau éclaboussée, remet en place sa couette, finit de ranger de-ci-de-là et jette autour d'elle un coup d'oeil satisfait. Un rayon de soleil habille de gaieté sa petite pièce bien ordonnée. Elle glisse dans son sac à dos une tablette de chocolat, quelques noix, une bouteille d'eau et une pomme, sans oublier sa longue écharpe où elle a tricoté avec malice tous les bleus qu'elle a trouvés, des plus subtils, aux plus sombres. L'image d'un bateau bleu et d'un visage d'ébène traverse, sans crier gare, l'écran de ses pensées. " Le verrai-je ce matin ? " Elle descend l'escalier étroit et obscur, des bruits divers résonnent dans l'ancien palais délabré que le vieux Dominici a aménagé en chambres, louées à bas prix. Luciano doit se préparer, elle tambourine à sa porte. ""C'est moi, je pars, es-tu prêt ? " Une tête ébouriffée surgit dans l'embrasure, des yeux gris débordants de douceur la contemplent. " Tu es magnifique Laura ! " " Toi par contre tu as besoin d'un bon relooking ! J'y vais, j'ai pas le temps de t'attendre. " Elle dépose une bise sonore sur sa joue. Le grand jeune homme la voit disparaître dans les ombres du palier. " On mange ensemble ? " Lui crie-t-il. " OK, je passe à ton stand si j'ai pas trop de monde. " Lui répondent les murs nus. Il attend que le tambour des pas cesse, puis dans un soupir, il referme sa porte.
Elle se retrouve sans transition face au ciel vénitien. Au-dessus de la Ca'Da Mosto, loin là haut, dans le grand large, les goélands tournent et piaillent sans vergogne. Elle doit protéger ses yeux d'un soleil à vif qui l'auréole de blancheur. Elle se tient là, immobile et fragile, sur la plus haute marche du grand escalier, abrupt et dégingandé. Tout en bas, une barrière chaotique en barre l'entrée, des herbes folles glissent leurs verts tranchants dans les interstices des contremarches dont certaines sont affaissées, les paliers sont de vrais jardins où des insectes vont et viennent, très affairés. À sa droite, des fenêtres édentées donnent à la façade un équilibre bancal, la lumière y étale ses touches vibrantes de rose et de bleu délavés. L'ancienne beauté des trois baies d'apparat se cache sous la rouille de longues grilles, mais deux vitres rescapées réfléchissent dans leurs lunes, l'éclat métallique d'un bleu matinal. Elle laisse sa main posée sur le muret du garde-corps, ignorant les jaunes soufrés qui l'ont envahi mais évaluant la forte pente de la rampe et les nombreuses fissures qui la déstabilisent. Sortir de chez moi devient de plus en plus dangereux ! Marmonne-t-elle dans ses pensées, Dominici exagère, un jour ou l'autre, l'un d'entre nous finira par se blesser, ses locations ne sont pas chères mais s'il ne fait rien réparer, cela va vite devenir invivable ! Elle entreprend la descente avec précaution, contourne les planches et se retrouve sur le sol ferme de la ruelle. Elle avance alors d'un pas aussi léger que ses ballerines. Elle a retrouvé toute sa vivacité et se laisse porter par son regard gourmand. Elle aime l'intimité cotonneuse de ces ruelles où la moindre brique capte la lumière dans ses filets roses. L'ombre sculpte avec finesses portes et fenêtres, dans le long et élégant sotoportego Fallier, devant lequel elle s'arrête tous les matins, avant de franchir hardiment le petit pont attenant. L'eau du canal balance entre jour et nuit. Soudain la place San Apostoli s'empare du ciel et le lui offre, translucide et ouvert comme une conque. Elle est enivrée. Elle sent une douceur azurée glisser en gouttes chaudes sur la peau lisse de son visage. Elle ferme les yeux, lui offrant la finesse de ses paupières. Le monde s'efface, rien ne subsiste hormis les cris des oiseaux, le chant de l'eau et ... Une odeur alléchante. Elle l'aspire goulûment, rallume le monde et se remet en marche. Devant un petit café, un homme vêtu de noir finit d'installer les tables et les chaises de la terrasse.
- Buon giorno, Fabio, un thé noir de Chine parfavore.
- Toujours aussi matinale, mia cara, tu vas où aujourd'hui ?
- J'ai à nouveau envie de déguster ma pomme à la Punta della Dogana.
- Joli programme et tes carnets, tu les as oubliés ?
- Même pas en rêve, ils sont là, au plus près de mon coeur et de mes doigts !
- Alors si tu as un petit moment, en fin de journée, passe me les montrer, j'ai beaucoup aimé ton puits d'hier, c'est un de mes préférés, j'y ai navigué vers tant d'îles lorsque j'étais marmot.
- On dirait un vieillard qui parle !
- Je suis tout près de la retraite, ne feins pas de l'oublier, je ne suis pas dupe.
- Pour moi, tu es toujours le plus beau !
Le serveur s'éloigne, plus droit et élégant qu'à son arrivée. Un sourire illumine sa fine moustache poivre et sel.
Laura a repris son chemin, la chaleur du thé s'infiltre en elle, elle se réjouit à l'idée que d'autres friandises l'attendent. Elle fait du lèche vitrines le long de la Strada Nova, elle est toujours à l'affût d'objets nouveaux pour son petit magasin. Le campo Santa Sofia résonne des pas des vénitiens pressés, tout au bout, le traghetto s'emplit rapidement, elle se met à courir et le gondolier l'aide à monter, in extremis. Elle se cale debout, son corps trouvant instinctivement son équilibre. La longue barque, lourdement chargée, dirigée avec précision par ses deux bateliers, traverse silencieusement le Grand Canal. Une fraîcheur dont Laura hume les arômes monte de l'eau brassée par les deux longues rames. Elle regarde approcher les grandes voiles rouges du vaisseau de la Pescaria. Autour de leur frêle embarcation, qui tranche avec aplomb le courant de circulation, vont et viennent de nombreux bateaux. Les livraisons de toutes sortes se multiplient, le ventre de Venise réclame quotidiennement ses tonnes d'offrandes. Elle n'a pas vu le bateau bleu ! Laura débarque, sans oublier de déposer un sourire dans les yeux sans fond du gondolier.Elle fait face au canal et se fige, éblouie. Face au levant, bravant les siècles, échancrée jusqu'à la déchirure, la Ca' d'Oro s'offre aux regards. L'aurore pose, feuille à feuille, son or flamboyant sur le fin crénelage mauresque, sur les deux loggias superposées dont il cisèle les dentelles gothiques, sur les marbres de la galerie byzantine. L'air et la lumière sculptent les plus fins ornements de l'orient et de l'occident pour ce matin là, vêtir de féerie le plus cristallin des palais. Ces images s'impriment sur la rétine de Laura distillant en elle un bonheur intense. Elle doit s'arracher à cette contemplation avec une petite douleur au ventre. Le vaporetto l'attend au milieu des bâtiments du tribunal, ses pieds claquent, irisant de ses regrets les planches humides de l'embarcadère.
La voilà à la proue, le vent glisse ses longs doigts dans ses boucles, fouette ses joues et festonne de crème l'écume tranchée par le sillage du bateau. Un nouveau bonheur réchauffe son coeur. Les palais se bousculent sur les berges pour attirer son regard. Ils arborent tous leurs draperies les plus chatoyantes, payés à l'astre solaire, au pris fort. Quel terrible tribut devront-ils lui régler en contrepartie ? Elle les couve l'un après l'autre, de son regard de crayon, gravant trait à trait dans sa mémoire leurs profils les plus subtils, leurs couleurs les plus somptueuses. Elle ne se lasse jamais de cette virée dans le Canal Grande, dégustant pleinement l'extravagante beauté du lieu. Elle ne néglige pas pour autant les nombreuses embarcations qui voguent autour du vaporetto. Par deux fois son coeur s'est figé contre le bleu d'une barque, avant de se remettre à battre, s'emplissant de déception. Elle refuse de le chercher mais ses yeux partent, sans la prévenir, à l'affût d'une longue silhouette sombre, entrevue quelques jours plus tôt et qui s'est imposée en elle, avec une rigueur de métronome, jour après jour. Cette image se superpose en transparence à sa vision de cette ville adorée et en renforce la splendeur, y mêlant une pointe d'incertitude et une dose de plus en plus évidente de désir. Le vaporetto ralentit et accoste. Laura débarque, impatiente. L'immense dôme de la Salute érige vers la voûte céleste la rondeur immaculée de sons sein, délicatement posé sur son écrin de chapelles et de volutes en spirales. Elle se penche en arrière pour suivre son ascension, lui sourit puis lui tourne le dos et file vers la Punta della Dogana del Mare. Elle inspire à grandes lampées, ses poumons déployés vers l'air du large. Derrière elle, deux hommes se figent, le premier, un bel adolescent, nu dans sa peau de marbre, tient avec dégoût une grenouille tandis que le deuxième, un homme mûr, se crispe sur son fusil. Ignorant l'un et l'autre, elle s'assoit tout au bord de l'eau. Ses jambes se balancent, le vent lui caresse le visage et vrille ses cheveux, elle croque à pleines dents dans sa pomme, un filet de jus sucré perle aux commissures de ses lèvres, son coeur s'élargit et se met à l'écoute du monde. Elle laisse son regard embrasser l'horizon et glisser sur les deux îles qui lui font face, de la longue échine de la Giudecca, à la tête trapue de Santa Maggiore puis elle est saisie par la pointe du Campanile, avant de tomber dans la Piazzetta, de rebondir sur les deux colonnes, échappant de peu au crocodile de Théodore et au lion de Saint Marc et elle finit par se perdre dans les arcatures de la galerie du Palais des Doges. Elle est grisée par cet incroyable voyage.
Le bruit particulier d'un bateau l'extirpe de sa rêverie, c'est lui ! Surgissant du canal de la Giudecca, une embarcation lourdement chargée de caisses de boissons vire devant elle. Un homme entre deux âges se tient aux commandes tandis que, debout à l'avant, un bel athlète noir laisse ses yeux d'ébène voguer dans une profonde tristesse. Laura est comme pétrifiée, elle l'a reconnu, c'est bien lui, avec ce mélange de force et de fragilité qui l'avait émue jusqu'aux tripes, la première fois qu'elle l'avait entrevu et qui, à l'instant, s'empare d'elle avec la même intensité.Elle se redresse comme une automate, l'extrême finesse des ses traits sombres, sa bouche si bien dessinée, son corps musclé et svelte et ce vague à l'âme qui l'auréole, tout s'imprime en grand format dans sa peau. Elle ne peut le laisser échapper à nouveau sans rien faire ! Elle crie ! Il se retourne, surpris, elle lui fait signe, il la regarde, incrédule, jette un coup d'oeil interrogateur à son chef, derrière lui, ce dernier a l'air amusé, il regarde mieux la jeune fille, elle est vraiment très belle, son visage s'éclaire. Ils restent là, immobiles, à se regarder. Comme elle est belle ! Comme il est beau ! Le temps ne coule plus... Les bruits reviennent, brutalement, le bateau a continué sur sa lancée, les éloignant irrémédiablement. Elle va le perdre comme les autres fois, elle ne veut pas s'y résigner, elle jurerait qu'il lui a souri ! Elle hurle : " Douze heures trente, Campo San Angelo. " Le bateau est de plus en plus petit, que signifie le geste qu'il esquisse au loin ? Elle est comme groggy. Le paysage autour d'elle a du mal à revenir, elle marche à petits pas, son sang, peu à peu, reprend sa course normale et la ramène à Venise. " Il m'a vue et j'ai rendez-vous avec lui ! " chante-t-elle, en sourdine puis de plus en plus fort. " J'ai réussi, j'ai réussi ! " Entonne-t-elle en refrain. Une cloche qui sonne au loin la réveille, elle regarde sa montre et se met à courir vers le vaporetto, elle l'attrape au vol.
" Tout me sourit, songe-t-elle, depuis qu'il m'a souri. "
Elle suit la traversée du Canal d'un oeil distrait, débarque dans le quartier de Saint Marc et se précipite dans le dédale des ruelles, direction la Fenice, elle est en retard. Sa grande connaissance des lieux lui permet d'optimiser ses déplacements, l'heure n'est plus à la contemplation, elle franchit les ruelles, les canaux, les ponts, les places, dans le même souffle, sans rien voir. Elle arrive enfin devant la vitrine de son petit atelier-magasin. La grille enlevée, elle allume la lumière, range ses affaires et retombe épuisée sur une chaise. Son portable sonne, elle décroche. Luciano est éconduit avec gentillesse mais fermeté, elle a un rendez-vous important et elle n'ira donc pas le rejoindre. Au bout du fil, le jeune homme regarde mélancoliquement son téléphone. Il le remet dans sa poche et ouvre sa remise, il sort avec précaution son haut chariot plein à ras bord. Il manoeuvre avec lenteur, ce dernier ayant les mêmes mensurations que la porte, tout risque d'accrocher, sa chaise pliante glissée d'un côté, les tee-shirts et les porte-clefs eux dépassant de l'autre, tout en haut ce sont les canotiers et plusieurs sacs rebondis qui coincent, il tire par petits à-coups, se penche de part et d'autre.
- C'est une véritable naissance aux forceps ! Proclame une voix enjouée, dans son dos.
- Ah ! C'est toi Anna, ne me distrais pas, attends que j'ai fini !
- Je vais faire mieux que ça, allez, je surveille le côté droit et toi le gauche.
- Voilà bien la meilleure idée que tu aies jamais eue !
- Si je t'embête, tu le dis tout de suite et je m'en vais !
- Je plaisantais, bien sûr !
Ainsi guidé, Luciano récupère son chariot stand sans encombre, il remercie Anna d'un de ses magnifiques sourires, la jeune fille en rougit de plaisir tandis qu'elle l'aide à pousser et qu'ils se dirigent, cahin-caha, vers la place Saint Marc, tout en conversant joyeusement. Ils l'atteignent sans avoir vu passer le temps. À cette heure matinale la lumière enflamme les mosaïques de la basilique et renforce l'immensité de la Piazza vide. Les serveurs font la mise en place des terrasses et les vendeurs ambulants s'installent. Luciano rejoint son emplacement et se met aussitôt à tout déballer.
- Cela va plus vite à deux, merci Anna, tu m'as bien aidé.
- Je recommence quand tu veux !
- Pourquoi pas, mais dis-moi, si on mangeait ensemble ce midi ?
- Bien volontiers, j'ai découvert un resto végétarien super.
- Pour le resto, ce sera pas possible, je dois rester près de mon stand, je ne peux me permettre de le fermer.
- Alors je m'occupe de tout apporter, et nous pique-niquerons ici.
- C'est trop bien, mais pour le dessert, je t'emmène au Quadri.
- Super mais maintenant il faut que je file, le magasin va ouvrir et la patronne ne va pas tarder à me réclamer.
- Alors à tout à l'heure, Anna.
- À tout à l'heure, Luciano.
Ils se regardent étrangement émus, la jeune fille fait volte face et part rapidement, sa jupe et ses longues mèches rousses virevoltent autour d'elle. (à suivre)
Marie-Sol Montes Soler