Les idées politiques d’Albert Camus n’ont jamais été un secret pour personne ni ses sympathies libertaires. Il n’y a pas eu d’omerta, seulement le mépris de l’Alma mater pontifiante et la suffisance haineuse de cette nomenklatura politico-journalistique qui, durant toute la seconde moitié du XXe siècle, s’est appropriée le pouvoir intellectuel en France. Aussi, le nouvel ouvrage de Monsieur Onfray, L’ordre libertaire, n’est-il qu’une immense fumisterie. Bien que n’ayant nullement l’intention d’essuyer une telle avarie livresque, je me suis cependant laissé aller à feuilleter le dernier numéro du Point : un dossier nullissime constitué par deux flatulences du crétino-végétarien Frank-Olivier Giesbert et quatre remugles tout frais du dernier livre de notre philosophe postanarchiste.
Ce qui me pose question, ce n’est pas ce que dit Onfray, car il dit tout bêtement la vérité sur Camus, mais pourquoi, après plus d’un demi-siècle de mensonges, la mégamachine littéraire souhaite-t-elle, aujourd’hui, accréditer cette vérité ? Que Sartre et Beauvoir, iniques staliniens, aient dézingué Camus, même le dernier des germanopratins en convient. Alors, pourquoi tous ces caquètements dans la basse-cour médiatique ? Trois simples citations de notre petit coq libertaire suffiront à nous enlever la fiente des yeux. Les voici, côte à côte. La première : « En même temps qu’il gagne sa vie comme journaliste, il crée le Théâtre du travail en 1936, puis le Théâtre de l’équipe : il écrit avec ses amis " Révolte dans les Asturies ", une pièce célébrant la révolution libertaire espagnole et critiquant le régime franquiste. » ; la deuxième : « À la sortie de la guerre, Camus, socialiste libertaire, souhaite la fin des nations, l’abolition des frontières, une fédération de pays en Europe, puis un parlement mondial, obtenu par des élections mondiales, susceptible de rendre possible un gouvernement mondial. » ; et la troisième : « [ le credo de Camus] : " Un syncrétisme mystique qui n'a rien à voir avec le christianisme vaticano-européen, indexé sur la pulsion de mort, mais qui appartient à la tradition du christianisme africain et panthéiste". »
La première phrase est révélatrice de l'inculture de Monsieur Onfray et de sa méconnaissance historique de la guerre d'Espagne. En effet, l'insurrection ouvrière des Asturies, en octobre 1934, fut fomentée, depuis Madrid, par les socialistes marxistes du PSOE de Largo Caballero. Ce ne fut pas « une révolution libertaire », comme le soutient Onfray, répercutant la vision mythifiée qui s’empara alors de l’imaginaire de la gauche européenne, il s’agissait plutôt d’une situation insurrectionnelle d’économie communiste de guerre. En effet, l’armée espagnole, commandée par le général Franco, intervint rapidement, à la demande du gouvernement républicain et réprima violemment la révolte des mineurs. On ne voit donc pas comment la pièce de Camus et de ses camarades pouvait être une critique du « régime franquiste », comme le prétend Onfray, puisque la guerre civile n’avait pas encore eu lieu ! Ce n’est qu’avec la rébellion, en 1936, des factieux nationaux et leur victoire, en 1939, que la dictature franquiste sera instaurée pour 35 ans.
La seconde phrase traduit de façon insidieuse la pensée politique du jeune Camus. Elle est d’ailleurs absurde : comment un « socialiste libertaire » pourrait-il appeler de ses vœux un « gouvernement mondial » ? Onfray analyse le projet de jeunesse camusien selon une logique de mondialisation néolibérale et libertarienne. Il espère ainsi récupérer Camus, en dévoyant le principe du fédéralisme proudhonien. Qu’Onfray soit un crypto-agent de la pensée mondialiste, on s’en convaincra aisément en lisant sa piteuse lettre ouverte ( Le Monde du 10/11/2009) adressée au président Sarkozy qui, dans un élan de lyrisme démagogique, avait exprimé son souhait de voir les cendres d’Albert Camus transférées au Panthéon ! Sur cet épisode éloquent de la duplicité anarcho-hédoniste de notre auteur, Jean-Pierre Garnier a écrit une chronique savoureuse : Le libertaire du Président.
Enfin la troisième phrase, nous plonge en plein mystère d’iniquité : la religion qui soutiendra le « gouvernement mondial » sera, bien sûr, anti-catholique ; mais quel syncrétisme vaudouesque faut-il entendre par l’expression « christianisme africain et panthéiste » ?
Évidemment l’attitude de Camus par rapport au christianisme fut bien moins caricaturale. Dans L’Homme révolté, on peut lire ces lignes essentielles : « Le christianisme sans doute n’a pu conquérir sa catholicité qu’en assimilant ce qu’il pouvait de la pensée grecque. Mais lorsque l’Église a dissipé son héritage méditerranéen, elle a mis l’accent sur l’histoire au détriment de la nature, fait triompher le gothique sur le roman et, détruisant une limite en elle-même, elle a revendiqué de plus en plus la puissance temporelle et le dynamisme historique. La nature qui cesse d’être objet de contemplation et d’admiration ne peut plus être ensuite que la matière d’une action qui vise à la transformer. » Camus, qui consacra un travail universitaire au rôle du néoplatonisme dans la pensée chrétienne, mesurait l’importance de la crise du XIIIe siècle et du triomphe nominaliste de la quantité et de l’abstraction ; moment crucial de la civilisation occidentale où la réflexion théologique change de paradigme et passe du pôle platonico-augustinien au pôle aristotélo-thomiste.
Si le royaume de la grâce a été vaincu, celui de la justice s’est aussi effondré, telle est la conclusion de la longue analyse de l’Histoire faite dans L’Homme révolté. Alors c'est la détresse : « Qui pourra dire – consigne Camus dans ses Carnets –la détresse de l'homme qui a pris le parti de la créature contre le créateur et qui, perdant l'idée de sa propre innocence, et de celle des autres, juge la créature, et lui-même, aussi criminelle que le créateur ? »
Contrairement à ce que pense Monsieur Onfray, pour lequel tout serait déjà dit dans les quelques pages de « Noces à Tipasa », on constate une réelle évolution spirituelle chez Camus. L’Oriente lumen brille dans les dernières œuvres et notamment La Chute, son dernier roman achevé, où le héros, Jean-Baptiste Clamence, s’identifie au Jean-Baptiste biblique, criant dans le désert (Clamans en latin signifie « criant») et comme en attente de Dieu.
Alain Santacreu