Le travail de l’écrivain consiste à étudier, à travers cette fable onirique, les étapes qui mettent l’homme à nu et qui l’anéantissent au point de le métamorphoser. L’une des scènes les plus hallucinantes est celle où Bérenger voit Jean se transformer en rhinocéros (tableau 2 de l’acte 2) : vous avez mauvaise mine, votre teint est verdâtre... Votre peau durcit... Tout de même, nous avons notre morale à nous, que je juge incompatible avec celle de ces animaux / Parlons-en de la morale, j’en ai assez de la morale... / Vous vous rendez bien compte que nous avons un système de philosophie que ces animaux n’ont pas, un système de valeurs irremplaçable. Des siècles de civilisation humaine l’ont bâti. / L’humanisme est périmé, vous un vieux sentimental ridicule...
Au fil de la pièce, Bérenger est de plus en plus isolé, poussé dans les retranchements d’un discours qui n’a plus de sens que pour lui (et pour le lecteur navré par la déroute des idéaux !) : on ne peut pas ne pas se sentir concerné directement, on est trop violemment surpris pour garder tout son sang froid... / De toute façon, on doit avoir au départ, un préjugé favorable ou sinon, au moins une neutralité, une ouverture d’esprit... Laissez-les courir. Et soyez plus poli...
Même l’amour est rattrapé par la maladie : la scène finale partagée avec Daisy, la secrétaire dont il était amoureux et qu’il séduit, s’achève sur un cruel abandon. La jeune femme, à son tour tentée par le défilé grégaire, quitte les bras de son amant et rejoint le troupeau : plus personne ne s’étonne des troupeaux de rhinocéros parcourant les rues à toute allure. Les gens s’écartent sur leur passage, puis reprennent leur promenade, vaquent à leurs affaires, comme si de rien n’était... Nous devrions essayer de comprendre leur psychologie, d’apprendre leur langage / Ils n’ont pas de langage ! Tu appelles ça un langage ?... Ecoute Daisy, nous pouvons faire quelque chose. Nous aurons des enfants, nos enfants en auront d’autres, cela mettra du temps, mais à nous deux nous pourrons régénérer l’humanité... Trop tard maintenant ! Hélas je suis un monstre... Je suis le dernier homme, je le resterai jusqu’au bout ! Je ne capitule pas !