Perdus dans Kaboul (29)

Miss Fiona Hamsteed avait une voix nasillarde et néanmoins distinguée. Une Anglaise affable, comme je l’espérais, une dame à qui je n’arrivais pas à donner d’âge. J’ai commencé par lui faire part de mes condoléances, sans vraiment savoir dans quoi je m’engageais. Elle parût sincèrement touchée, ce qui m’encouragea à poursuivre sur le terrain des sentiments : j’avais brièvement connu Brett, au tout début de son séjour à Kaboul et nous avions sympathisé. Son assassinat odieux m’avait bouleversé, anéanti. Je prenais mon rôle très à cœur, à un point tel que l’émotion commençait à me submerger.
Je me permis de demander à Fiona quel était son lien de parenté avec Brett. Il y eut un silence au bout de la ligne. Puis d’une voix sèche : « Aucun. Malheureusement. Nous n’étions l’un pour l’autre que des béquilles dans cette vie de douleur et de solitude ». J’en restais muet quelques secondes.
« Brett était célibataire, c’est ça ?
- Ah, Brett et le mariage ! Brett et les femmes !
- Mais… heu… il… voyons… il voyageait souvent ?
- Vous plaisantez ! Brett a passé sa vie entre son bureau, son club et son appartement. Quand il a pris la décision de partir, j’ai eu peur, vraiment peur, j’ai même essayé de l’en dissuader. Je me suis dit : « On jette un oisillon hors de son nid, il ne va pas survivre… Alors l’Afghanistan, vous pensez... »
- Mais quand même, c’était un adulte, dans la force de l’âge.
- Un adulte, Brett ?! Vous plaisantez ! Ecoutez, je ne vous connais pas, mais là où il est, mon cher Brett ne m’en voudra pas de révéler des petits secrets : à la mort de sa mère, chez qui il vivait, il a hésité à venir habiter chez moi. En tout bien tout honneur, entendez-moi bien, nous n’avions pas le même âge et surtout pas ce genre d’intimité, loin de là. Il a finalement renoncé, sur les conseils de son psychiatre, ou de Dieu sait quel psychologue, mais il a mis longtemps à devenir matériellement autonome. »
- Dites-moi, mademoiselle Hamsteed…
- Appelez-moi Fiona, vous voulez bien !
- Bien sûr… Fiona. Qui s’est occupé de tout, à sa mort ?
- Hé bien, un cousin a réapparu, que je connaissais un peu. Un garçon charmant, mais pas très concerné. Il s’est quand même supervisé l’essentiel : les papiers, le déménagement… Nous avions été prévenus par un officiel, un fonctionnaire des Affaires étrangères je crois, charmant également. Il a fait le déplacement : chez le cousin, puis chez moi – je faisais presque partie de la famille. Il m’a dit que ce drame terrible était absurde, qu’il aurait pu et dû être évité… »
Je me crispai sur mon téléphone. Je commençais à regretter d’avoir appelé. Je ne savais plus ce que je voulais vraiment apprendre, comment j’allais mettre un terme à cette conversation avec une Anglaise si loin de Kaboul, si loin des jardins de Babour, vaste terrain vague où, une nuit, dans une obscurité hostile, son ami Brett Williams s’était aventuré, à la recherche d’on ne savait quoi et où il avait laissé la vie. Une fin hallucinante pour un homme si tranquille.
Je n’avais plus de questions en tête, mais j’hésitai à raccrocher, Fiona devait être ravie de pouvoir parler de son Brett, même à un inconnu. Leur complicité devait être limitée par leur pudeur, leur éducation, et leurs secrets respectifs.
Je tournais en rond autour de la piscine du Rendez-vous, mon portable collé sur l’oreille. J’avais peur de glisser et de me retrouver dans cette eau trouble, au fond de laquelle macéraient des feuilles mortes. J’aperçus des clients qui approchaient du bar, cette cabane au milieu du jardin. La nuit tombait et les cages à oiseaux, dispersées dans la nature, s’allumèrent, illuminant comme chaque ces lieux magiques. Une question me vint enfin : « Excusez ma franchise, mais j’essaye de comprendre ce qui a pu se passer, même si cela est totalement incompréhensible. Brett n’était pas suicidaire ? Il ne menait pas une double vie… avec une deuxième vie plus dangereuse ? Des détails que vous auriez pu découvrir, des relations qu’il aurait eues en essayant de vous les dissimuler ?
- Vous plaisantez ? Brett était transparent, comme un enfant, il ne savait pas mentir. Certes, il était par moments très sombre, renfermé. Mais de là à imaginer qu’il a provoqué ainsi sa mort, je n’y crois pas un instant.
- Il n’a pas eu de problèmes particuliers, je veux dire pendant son voyage ? »
La ligne devint mauvaise et je dus monter sur le plongeoir pour avoir un meilleur signal. Fiona était toujours là, apparemment contente de continuer à parler.
« Si. Il a eu un problème d’argent, assez important pour qu’il m’appelle. Au Pakistan, on lui a dérobé son portefeuille. Il s’est retrouvé sans un sou. Il m’a demandé de lui faire un virement Western Union à Kaboul, qu’il devait percevoir quelques jours plus tard. Je n’ai plus eu de nouvelles, depuis… »
Elle s’était tue et j’imaginais qu’elle sanglotait doucement. Mais, la voix nasillarde et assurée, reprit : « Peut-être pourriez-vous aller vérifier ? Je veux dire : s’il a retiré la somme ? Je vais vous donner le numéro du dossier… »
Elle posa le combiné un instant et revint me dicter l’information en question. Je m’étais rapproché du bar pour emprunter un stylo. Wahid me salua d’une main, tout en versant du soda dans un grand verre, finissant de confectionner ce qui ressemblait à un mojito.
« Une dernière question, Fiona, je ne veux pas vous déranger plus longtemps : Brett était-il impliqué dans des actions humanitaires ? Etait-il ce genre d’homme à aider son prochain ?
- Oui, oui, bien entendu. Il ne militait pas, mais il envoyait beaucoup d’argent à des œuvres. Il me parlait souvent de l’une d’entre elles, une organisation présente dans ces pays là, je veux dire en Asie. Work for All, il me semble, qui donne des formations aux jeunes en difficultés… Il avait bien l’intention d’aller voir sur place le sérieux de leur action… »
Je remerciai Fiona, en lui promettant de lui donner des nouvelles, si je réussissais à en obtenir. Elle me remercia, avec effusion.
Je ne l’ai jamais rappelée.