Je me sentais observé, impossible me dis-je intérieurement, que quelqu’un me connaisse ici, dans ce quartier mal famé, à sept heures de route de la petite ville où j’habite.
J’ai entendu mon prénom, à deux reprises; je connaissais cette voix, j’étais incapable de mettre un visage dessus. Je me suis tourné, ma tête pleine de mille points d’interrogation.
Comme une explosion, le choc des chocs est venu m’arracher de mes pensées.
Je ne l’avais pas revue depuis au moins trois ans. Je la savais en problème, partie pour la grande ville, à la recherche de je ne sais quoi, mais surtout en fuite de sa propre histoire. Puis plus de nouvelles. Le temps fait toujours son œuvre, autant dans le malheur que dans le bonheur.
Elle devait peser tout au plus 40 kilos, maigre, chétive, le sourire habité par des dents cariées, ses yeux bleus perdus dans des orbites creuses comme des mines; ses cheveux sales et mêlés, bicolore, teints, déteints et reteints, afin d’effacer la couleur d’origine, pour cacher toute trace généalogique.
Elle a dit à ses copains : « Ouais, c’est mon éduc! Ben, c’était mon éduc, il est cool. Ah! j’suis content de te revoir! ». Elle m’a pis le bras, c’était sa façon de se coller; elle a toujours été craintive, comme un animal sauvage, tellement victime de maltraitance et d’abus. Ses vêtements dégageaient une odeur de tabac et d’humidité, de vieil appartement, de pauvreté et de misère.
Malgré le fait que je devinais de visu que ça n’allait pas bien, je me suis informé de son état. Elle me répond machinalement que ça va pas pire. « Il y a des jours où ça va, pis il y a ceux où je n’en peux plus ». Je lui ai demandé si elle avait de l’aide. Elle me donne la réponse que j’appréhendais, celle qui me rend triste. « Non, non, tu sais bien que je ne veux pas d’aide, je n’ai pas changé, je veux régler mes affaires moi-même. Pas de crisse d’aide de personne. Toi, je te trouvais drôle, convaincant. Tu as tellement voulu m’aider, plus que mes parents. Mais c’était d’eux que je voulais que ça vienne. Leurs problèmes passaient avant moi, au début je faisais parti de leurs problèmes, puis je ne faisais plus parti de rien du tout. De toute façon, je ne donne pas de nouvelles et je n’en veux pas d’eux. Ma misère me plaît, j’ai mes potes, ils ne me demandent rien, ils tripent avec moi, au diable le lendemain ».
Fallait bien que j’y aille, je lui ai dit que j’étais content de l’avoir revue, je lui ai souhaité la meilleure des chances. Elle m’a dit qu’elle était toujours contente de me revoir, en me serrant le bras.
En m’éloignant, j’ai cru sentir mon cœur se noyer dans la tristesse. Je n’ai pu m’empêcher d’être envahi par un smog de culpabilité. Je n’avais pu inculquer assez d’espoir dans cet être humain, à l’adolescence, pour qu’elle puisse vivre autre chose. Pourquoi est-ce que ma vie était si belle, alors que celle de cette jeune adulte était si difficile.
Ce texte me sert d’exutoire, il me libère de cette tristesse, et vos yeux qui le survolent, font maintenant parti de ma guérison.
Merci.
Lo x