Le roman d’un trader

Publié le 11 janvier 2012 par Les Lettres Françaises

Le roman d’un trader

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C'était ma faute de Kristof Magnusson

Kristof Magnusson a choisi d’asseoir son roman sur la crise bancaire qui n’en finit pas de secouer notre société, malgré les démentis qui fleurissent à chaque soubresaut. Ce qu’il montre aide à en comprendre les mécanismes profonds, ceux dont on ne parle pas parce qu’ils révulseraient les gens ordinaires qui gagnent péniblement leur vie en travaillant. À le lire, on comprend combien la préservation du système exige que le spectacle de ces choses ne soit pas donné et c’est déjà un grand mérite de ce roman. Mais l’objectif de Magnusson n’est pas de faire du didactisme sur le capitalisme, il est avant tout de montrer que les dérèglements provoqués par la manipulation de l’argent bouleversent la vie de ses personnages (donc de tout le monde) et permettent, en réaction, l’émergence d’aspects bien réels de leur personnalité, jusque-là restés dans l’ombre. L’intrigue est concentrée sur un romancier américain à la mode, un trader, apprenti « gagneur », et une traductrice désargentée, sympathique prolétaire intellectuelle. Qu’est-ce qui les rapproche ? À l’origine, rien, et s’ils finissent par constituer un trio dont les intérêts s’imbriquent, c’est à l’issue de péripéties souvent savoureuses qui révèlent combien il est difficile d’échapper à la puissance de l’ordre social. Difficile mais salutaire ! Lamark est un romancier qui vend beaucoup, ce qui lui a permis d’obtenir le Pulitzer. Son compte bancaire pèse quelques millions de dollars. Individu nombrilique, il se trouve en panne d’inspiration alors qu’il a imprudemment annoncé un livre sur le 11 septembre. Il n’a que faire de Meike, sa traductrice allemande sans le sou qui voudrait mettre la main sur le fameux manuscrit qui n’a pas été écrit. D’ailleurs il la fuit parce qu’elle a osé lui soumettre la liste des erreurs trouvées dans son dernier livre. Il en est resté choqué, sa conception du roman ne s’embarrassant pas du respect méticuleux des faits. D’où la panne d’écriture dont il veut sortir grâce à Jasper, le trader, censé lui apprendre sur les banques tout ce dont il croit avoir besoin pour son nouvel opus. Lamark n’a naturellement aucune idée de l’existence réelle de Jasper, surtout pas du fait que Jasper vit dans une crainte perpétuelle : celle de ne pas être assez réactif, de faire une erreur, de dépasser son plafond d’investissement, d’être mal jugé, etc.

En fait, le trader est un esclave d’un type nouveau, en col blanc. Tout s’emballe quand Jasper commet une erreur. Il pense la rattraper par de nouvelles opérations qui le lancent dans des spéculations sans fin. Déjouant les contrôles, il engage sa banque pour des sommes faramineuses. Les manoeuvres auxquelles il procède révèlent les aspects hallucinants d’un système qui pousse aux spéculations les plus dangereuses. Les membres du trio racontent alternativement les événements qui les touchent. Le croisement de leurs récits permet au lecteur de ne rien ignorer des objectifs que chacun d’eux poursuit. En particulier, il fait ressortir que croire, comme ils le font, qu’ils ont la capacité de se sortir seuls d’affaire dans un ensemble en crise est une croyance dérisoire qui les voue à l’échec. Il faudra la catastrophe bancaire pour qu’ils s’appuient les uns sur les autres. Dans leur univers où la règle est de surpasser les autres, les désirs profonds, quels qu’ils soient, deviennent source de souffrance. La fuite n’est qu’une apparence de salut. Les indispensables solidarités ne peuvent se constituer qu’en acceptant de tourner le dos au système, c’est-à-dire en renonçant à ce qu’il est censé avoir d’attrayant, et en regardant au-delà de soi. C’est à ce prix qu’une autre vie est possible, une vie d’après le désastre. Ou une vie qui l’évite. Le roman de Kristof Magnusson parle de nous, de notre temps, de ce qui nous attend, faisant avec maestria la démonstration que le roman est un incomparable moyen de déchiffrer le monde et la place de chacun.

François Eychart

C’était pas ma faute, de Kristoph Magnusson,traduit de l’allemand par Gaëlle Guicheney. Éditions Métailié, 268 pages, 20 euros

N° 89 – Janvier 2012