Actes Sud
Pour rester à l’écart (et comprendre en quoi celapeut être nécessaire) des petites modes et autres afféteries contemporaines, ilfaut savoir revenir, et régulièrement, à Henry Bauchau.Né en 1913, Bauchau aura patienté quarante-cinqans pour publier un premier recueil de poésie (Géologies, en 1958, chez Gallimard,qui d’emblée reçut le prix Max-Jacob). Mais c’est bien jusqu’à la parution de L’enfantbleu, chez Actes Sud en 2004, donc à quatre-vingt dix ans passés, qu’il dutattendre avant qu’enfin son audience déborde d’un petit cercle d’admirateurs.Car attente il y eut bien, qui émaille d’ailleurs durement ce Journal desannées 1972 à 1983. Ce qui n’est pas la moindre des surprises pour le lecteurhabitué aux écrits retenus, intérieurs, humbles et pudiques deHenry Bauchau, et le découvrant ici souffrant d’un renom qui ne vient pas : « Ilest une pauvreté que j’ai connue et supportée fort mal c’est la pauvretéde gloire. J’ai désiré la gloire. La gloire sportive, la gloiremilitaire, la gloire littéraire et je n’en ai conquis aucune. J’aimerais êtredécouvert comme le fut Michaux ou percer comme l’a fait Tournier. Jevoudrais jouer un rôle dans la vie littéraire et politique comme l’ontfait Camus et Sartre. Je n’ai même pu obtenir une réputation auprès d’unpetit nombre comme Jouve ou Saint-John Perse. Je suis demeuré obscur etau lieu de faire de cela une grâce je n’ai su qu’en souffrir. Cette pauvretéqui m’a été donnée c’est précisément celle dont je n’ai fait qu’uneblessure narcissique. » La notation est sans doute moins anecdotique qu’ily paraît – et pas seulement parce qu’on en trouve un grand nombre d’occurrencesdans le Journal de ces années. Elle dit une chose aussi fondamentale quecommunément refoulée dès lors que l’on convoque les artistes, poètes et écrivains: nulle oeuvre, fût-elle la plus pure, qui ne soit travaillée par quelquemobile insoutenable, quelque ambition crue, quelque scorie lancinante. Non enraison de je ne sais quelle appétence pour le clinquant ou la frime, maissimplement parce qu’il peut arriver que cette gloire-là soit à même de poser unonguent, même superficiel, sur de trop anciennes mélancolies, sur les solitudessubies, sur ce doute dont toute heure est étreinte. La raison, plutôt que lasagesse, vient sans doute avec l’âge, et c’est là aussi ce à quoi l’on peutdécider d’indexer son existence : « il ne faut pas vouloir et laisser sefaire, du fond du coeur, laisser se faire ce qui doit être. »
Lire sous la plume de Henry Bauchau qu’il putse sentir aussi amer du silence que tant de ses livres rencontrèrent, del’indifférence que leur opposa longtemps la presse, constater combien il a puse sentir aussi envieux du monde, aussi désireux de s’y mêler, voilà qui est,au fond, assez réconfortant. Le sentiment sans doute est assez commun, mais ilest chez Bauchau une entaille qui le ramène toujours davantage à lui et à sesbéances. « Tristesse de n’être pas vraiment au monde, de n’être pasdans l’être et dans la totalité à laquelle j’appartiens pourtant »,note-t-il en sachant bien, pourtant, que si le monde se refuse à lui, c’estaussi parce que quelque en chose en lui refuse le monde. « Ainsi le poète enmoi sait la vérité mais l’homme de chaque jour n’arrive pas à la vivre »: voilà bien le lot de l’artiste, cet écart où le met la vie, et auquel, noncontent de devoir s’habituer, il doit puiser l’énergie et, pourquoi pas, lebonheur de sa création. Double et contradictoire élan qu’il peut ramasser d’untrait parce qu’au fond il se connaît bien : « Il est vrai qu’actuellement jene puis trouver de vrai bonheur que dans la création. Je sais bien qu’àla racine il y a un besoin malheureux de justification. »
Ce besoin de justifier son existence taraudeces années difficiles. Difficiles parce que le labeur ne paie pas, parcequ’il faut écrire et qu’écrire n’est source que de contentements rarissimes, pourne pas dire miraculeux, difficiles aussi parce que la vie a de ces toursprosaïques pour lesquels on n’est pas forcément fait : le manque d’argent,l’insuccès, la dépression – la sienne propre, celle de ceux qu’on aime –, lamort enfin, car en vieillissant l’alentour se vide. C’est à cet égard unjournal très touchant, par moments poignant, qu’illuminent seulement quelques répitsjoyeux dans la création, dans les longues promenades ou la proximité du mondevégétal ou animal (« J’aime vivre moi-même au milieu de toutes ces vies queje n’effraie pas »). Et bien sûr dans la fréquentation des oeuvres qui lemarquent et le nourrissent.
L’on songera à Mao, dont il écrit que « commetous les grands hommes il élargit le cercle des possibilités humaines »,et auquel il consacrera une somme passée peu ou prou inaperçue, avant, desannées plus tard, de considérer tout cela comme « un épisode de [son] autoanalyse. » L’on songe à Pierre Jean Jouve biensûr, très présent, dans les moments les plus intimes et les plus douloureux.Pour ne rien dire de l’épouse de Jouve, Blanche Reverchon, « une secondemère, une protectrice, contre le découragement, la solitude et la mort »,et qui, écrit-il, l’a « ramené à [sa] vérité qui était d’êtreécrivain. » Maints témoignages attestent du caractère considérable de lapersonnalité de Blanche Reverchon, traductrice de Freud, et psychanalyste,donc, de Jouve, puis de Bauchau, qui la peindra dans La Déchirure (1966)sous lest traits de « la Sybille ». L’on voit passer aussi Ariane Mnouchkine,qui à l’époque s’acharne sur Molière et que Bauchau encourage et suitd’aussi près qu’il le peut. Mais l’on songera surtout à Simone Weil, queBauchau lit, annote, discute, remâche, ressasse, à qui il écrit des lettresposthumes et à laquelle il revient indéfiniment, cherchant sans doute à y percerles mystères de sa propre foi et à étayer cette très intime conviction que « l’amourqui me manque est celui que je ne donne pas. »
Il faut prendre le temps d’entrer dans cetemps. Celui d’une vie dont on sent, comme dans ses romans, la forme trèsparticulière de fragilité. Celui aussi d’une époque qui bascule, où Beaubourgsort de terre et ce faisant autorise l’art à ne plus rien dissimuler de sonappétence consumériste, une époque où, sous les masques de Giscard et deMitterrand débattant à la télévision, s’affrontent deux bourgeoisies, l’une quis’éteint, l’autre qui monte. Et comme par un effet de levier, ou de contraste,l’écrivain revient à lui, aux fondations, à l’esprit de l’art et à l’injonctionde s’y plier, dans l’écart du monde. Rappel, au passage, de quelques règles atemporelles: « Il ne faut pas en écrivant bâcler le projet initial, il faut lutter aucontraire pour le garder, tout en cédant du terrain aux mots », dontl’espoir spirituel n’est jamais tu ; ainsi, « C’est toujours la même épreuve: affronter le réel, la pesanteur du monde et l’injustice avec l’arme enpapier du poème. Pourquoi faut-il une arme ? Il faut que je parvienne àêtre sans armes, je n’y suis pas encore. » Être sans armes, c’est-à-direaccepter de se laisser déposséder, se défier de l’infatuation, accueillir cequi doit advenir : savoir d’un savoir intime que « la tentation est toujourschez l’artiste de dépasser l’immaîtrisé, de dire au lieu d’être dit. »Et persister dans cet écart en quoi consiste la vie de l’esprit.
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 22,janvier/février 2010