TEXTE POUR LA JOURNÉE À LANDERNEAU par Laurence Fleuret

Publié le 11 janvier 2012 par Balatmichel

TEXTE POUR LA JOURNEE A LANDERNEAU

Catherine dit qu'elle est là, aux Urgences, à l'origine, là où il faut commencer ce travail d'accueil, au-delà des mots, dans le soin du corps, comme la nourrice soigne son bébé, avec patience, vigilance, disponibilité, acceptant ses pleurs et ses agitations, et en acceptant de le rassurer, de le bercer, de lui parler.

Je l'ai vue à l'œuvre, toute une après-midi, accompagnant une femme de 34 ans admise aux Urgences de Périgueux pour une ivresse aiguë.

Cette femme était marquée par des addictions anciennes, son corps en sueurs, amaigrie, maculée d'hématomes et zébré de toutes sortes de cicatrices et de tatouages. Elle titubait, tempêtait, exigeait de fumer, ou de sortir, ou se mettait à pleurer, ou soliloquait pour injurier le monde entier.

Catherine a passé son temps à la tempérer, à convaincre le médecin des urgences de rajouter une petite dose de VALIUM et, un peu à la fois, évitant le « protocole » habituel du 10/10 (Haldol 10 mg, Valium 10 mg) ou du 20/20, ou du 30/30, enfin quelque chose qui sédate à fond pour que le patient « comate » et laisse tranquille l'équipe jusqu'à la prochaine relève…

Etre là, accueillir.

Catherine, qui est en fin de carrière, vient de prendre ses fonctions d'infirmière d'accueil psychiatrique au SAUP de Périgueux. « Là, c'est la psychiatrie, dit-elle, la vraie ».

De quoi parle-t-elle ? être là, accueillir une population manifestement peu investie par l'équipe des urgences. Des gens qui n'arrêtent pas de vouloir se suicider, ou bien qui reviennent sans cesse, très alcoolisés. Une cohorte d'indésirables qui sont dans un processus de destruction alors que l'équipe à vocation médicale, pense avoir la mission de sauver la vie des gens.

C'est facile de comprendre que ces urgentistes se lassent de réparer à l'infini des types qui s'ingénient à répéter leur fracas contre les murs de leur misérable vie.

Tout le monde n'a pas les mêmes motivations que Sisyphe. Comment voir derrière ces débris humains aux yeux vides, noyés de sueurs, défigurés par leur propre combat, l'humain respectable qu'ils devraient être, si on se met à les regarder, les écouter, les considérer, les désirer, oserai-je dire.

Catherine est restée patiente, toute à sa tâche, me parlant de cette femme délabrée dans des termes respectueux, la resituant dans une histoire marquée par la violence, la prostitution, et une tentative désespérée de relance au désir, depuis qu'elle venait de faire une nouvelle rencontre amoureuse.

Je vous parle de Catherine parce quelques jours plus tôt, dans cet environnement « dit de soins », j'avais vécu un tout autre scénario.

Madame MARTIN, une Anglaise domiciliée depuis peu en Dordogne, arrive vers minuit au SAUP, donc il n'y plus d'équipe infirmière de Psychiatrie.

A mon arrivée aux Urgences, elle est alitée, opposante. Elle ne parle absolument pas le Français. On ne lui a pas parlé depuis que les pompiers l'ont déposée dans le sas des Urgences.

L'entretien tourne vite au clash avec des propos violents, à la hauteur de ce qu'elle a déjà vécu à son domicile où, devant son agitation favorisée par l'absorption d'alcool et de morphinique, les pompiers, les ambulanciers, le médecin des pompiers avaient du utiliser la force physique pour la contenir et l'envoyer à l'hôpital où elle était déposée seule.

Son mari, au téléphone, explique qu'elle s'est mise dans un état de colère indescriptible après un coup de téléphone avec son père.

Je tente de négocier avec cette patiente une nuit aux Urgences, un traitement sédatif, pour prendre un peu de recul et reparler de cela à distance. Elle s'emporte, s'agite, annonce son départ immédiat.

Comme je ne pouvais pas la laisser partir de l'hôpital dans cet état, je sollicite l'équipe de nuit des Urgences pour prévoir une contention et une sédation. Et là, en réponse à ma violence, la violence explose, elle se jette par terre, hurle, griffe, mord. L'infirmière est dépassée, tremble. La parole n'a pas de cours puisque aucun d'entre nous ne manie correctement l'Anglais, suffisamment pour comprendre, notamment les injures, insuffisamment pour trouver les mots.

Aux côtés de l'infirmière, deux aides-soignants masculins gèrent la contention. A la violence de la patiente, l'un des deux répond avec une violence inouïe.

Je ne suis pas intervenue, parce que je savais qu'alors, les hommes seraient partis, agacés, en nous laissant régler toutes les deux la situation. Je savais que cela se passerait comme cela, parce que la violence était inouïe, parce que je percevais la jubilation de cet homme à dominer avec sa force cette pauvre folle d'Anglaise qui n'avait pas de problème somatique et qui ‘emmerdait tout le monde » à des heures impossibles.

Hier encore, j'ai passé la soirée avec Catherine aux Urgences. Elle a à nouveau évité l'assaut et le saucissonnage d'un jeune homme de 25 ans qui avait 5 g d'alcoolémie.

Alors, je l'ai laissée à ses soins, et je suis allée de l'autre côté du service des Urgences où j'étais requise dans les box comme on dit, où « l'accueil » est transitoire, précaire, dans des lieux qui ne sont pas isolés. On profite de l'entretien du voisin, on peut s'insinuer dans son histoire, rire quand le dément répond à côté.

Les IDE ne sont pas spécialisés dans l'accueil psychiatrique et elles le rappellent volontiers, me sollicitant puisque c'est mon métier, pour interner ce « pépé qui déambule tout nu « depuis le début de l'après-midi.

Pendant que je parle à ce vieillard, hébété depuis que sa sœur chez qui il vit, vient de se suicider, je suis appelée d'urgence auprès d'une autre patiente qui a fait une IMV avec de l'alcool et qui veut s'en aller. Je m'exécute, sans distance, en réponse à l'immédiateté, confirmant mon rôle de pompier, mon ubiquité, ma toute puissance. Sans recul, sans réflexion, sans théorisation.

Bilan : le vieillard se remet à déambuler et l'infirmière m'agresse, et la femme qui a pris de l'alcool et des médicaments fugue pendant son transfert du côté des chambres du SAUP.

Au fond, Catherine n'a pas eu à lui sauter dessus non plus. Le vieillard par contre, à l'arrivée du côté des lits, est devenu plus calme, plus coopérant, et a enfilé une chemise de nuit.

Après je me suis faite rabrouée plusieurs fois parce que je cherchais un interlocuteur pour parler de cette femme qui avait fugué, et qui était susceptible de se présenter à nouveau.

On a fini par m'envoyer voir « l'infirmière d'accueil » mais qui n'est pas une infirmière d'accueil psychiatrique. La boucle est bouclée, système clos, clivé, comment rendre l'autre fou, le psychiatre aussi …

Catherine, abordant son nouveau poste, m'a prêté un instant son regard neuf sur l'institution. Je l'ai vue encore préservée de l'usure des répétitions, ignorant les clivages institutionnels, les conflits d'intérêt, et capable dans ce contexte éphémère de porter son désir d'être là pour les patients dont elle avait la charge.

Là, ou ailleurs, est la vraie psychiatrie si tant est que l'environnement ait pu être « traité » comme qui dirait décontaminé, non pas de telle ou telle personne, mais rebasé sur une trame saine de fonctionnement où peuvent se parler les conflits.

Peut-on être là, quand le terrain est ruiné ?

Bien sûr que le tout premier temps de l'accueil marquera à jamais le temps de la suite de l'hospitalisation, ou du suivi.

Bien sûr qu'il n'est pas seulement l'affaire de Catherine mais celle de tous, équipe soignante et autres patients.

Le temps de l'accueil est dynamique, transversal, se joue du protocole.

Accueillir c'est offrir une place, c'est une démarche active.

Pourrait-on parler de compassion… Oury parle d'entrer dans le paysage de l'autre.

Alors bien sûr que ce processus d'accueil est la base sur laquelle pourront s'articuler les échanges, le soin, donc le transfert ou les transferts, la connivence.

C'est « une matrice éthique du soin qui permet l'émergence de l'autre ».

L'Accueil dans la fonction partagée contribue au rétablissement d'une ambiance propice au partage, et nécessitant vigilance et disponibilité. Il se doit d'éviter de tomber dans une logique de ségrégation, de cloisonnement, d'exclusion.

Oury dit qu' » accueillir c'est tenir compte d'autrui, un sujet qui a avoir avec un désir, inconscient et souvent en panne et qui se manifeste la plupart du temps sous la forme négative ».

Ces soirées répétitives aux Urgences de Périgueux m'interrogent sur l'accueil.

Est-il utile ici de rappeler que l'accueil n'est pas l'admission ?

Ne vous êtes-vous jamais agacé, en arrivant aux Urgences, accompagnant un proche ou vous-même, de devoir au préalable vous inscrire « administrativement ». De sujet en souffrance, on devient le n° de SS untel à qui on édite un paquet d'étiquettes et on vous pose un bracelet. Après, l'infirmière de l'accueil remplit la fiche d'admission, après on vous conduit en box ou en chambre, on vous déshabille, on vous retire vos effets personnels, on sépare l'objet malade de son entourage trop inquiet et encombrant.

Un « accueil » qui dépersonnalise, humilie, chosifie, qui n'entend pas la demande, la plainte, la souffrance.

Catherine est contente d'être à sa place d'infirmière Psychiatrique aux Urgences, affirmant qu'elle était enfin là, à l'origine au moment de l'accueil. Comme si l'accueil se résumait à cet instant, et à ce lieu comme s'il n'était pas à créer en permanence, recréer, à inventer, à le vivre au moment où on s'y attend le moins.

Pourquoi ai-je choisi de vous parler du travail de Catherine ? Parce que son enthousiasme, son engagement, son implication m'ont touchée, dans ce temps, ce lieu, ce rôle de tri, imposé dans la charge du travail du Praticien Hospitalier lambda en psychiatrie à l'hôpital Général, dans cet endroit où non seulement je déteste ce que j'y fais, mais surtout je considère comme une caricature d'un espace soit disant thérapeutique.

Cette modalité d'intervention psychiatrique aux Urgences des Hôpitaux Généraux est désormais devenue un sport national. C'est :

monter de toute pièce un outil à la demande des médecins urgentistes pour se substituer à leur fonction médicale d'accueil. Les urgences sont elles-mêmes une récente création ex nihilo montée de toute pièce pour se substituer à la fonction médicale d'accueil du généraliste en ville, et du médecin hospitalier à l'Hôpital.

- se substituer pour gagner du temps, de la rentabilité, du gain.

- c'est monter de toute pièce un appareil de soin basé sur la ségrégation, le tri, dans la notion de l'accueil imposé par l'établissement selon les normes prévalentes de l'hygiène et de l'administration : port de la blouse et des sabots, mise à nu des patients, étiquetage.

- réponse à côté, à mille lieues d'un groupe Balint ou d'un travail avec l'équipe des urgences sur la notion d'accueil. Etre là, c'est peut-être bien plutôt l'erreur, c'est nous mettre à une place où la machine hospitalière nous positionne. Nous voilà plein d'orgueil, à revendiquer que nous serions les seuls aptes à la fonction d'accueil, nous prenant pour des Psychiatres, des Infirmiers psychiatriques, des Psychologues.

Qu'y a-t-il de pire que de se prendre pour ce que l'on est, interdisant par là même aux autres de prendre leur place au sein d'une institution hospitalière qui pourrait se soucier des patients.

A Périgueux, l'accueil ne se réduit pas au travail de Catherine, à qui je tiens encore à rendre hommage.

Le Service de psychiatrie travaille depuis plusieurs années pour aménager des lieux où soignants et soignés peuvent être là.

Dr Laurence FLEURET Praticien Hospitalier