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Conte soufi : La cure de sang humain

Publié le 11 janvier 2012 par Unpeudetao

  
   Quelqu’un demanda à Bahaudin Naqshband :
   « Comment se fait-il que des êtres vils, ou de jeunes enfants, comme on l’entend souvent raconter, puissent être spiritualisés (par un regard, ou par des moyens indirects) simplement en entrant en contact avec un grand maître ? »
   En réponse, le maulana conta l’histoire du soufi El-Arif, soulignant que la méthode à laquelle celui-ci eut recours pour guérir l’empereur byzantin était analogue à la voie indirecte de spiritualisation.
   L’empereur souffrait d’une terrible maladie qu’aucun médecin ne savait guérir. Il dépêcha des messagers dans les pays voisins, munis d’une description détaillée des symptômes de son mal. Un de ces envoyés se présenta à l’école du philosophe El-Ghazali, dont l’empereur avait entendu dire qu’il était un des grands sages d’Orient. El-Ghazali demanda à l’un de ses disciples, El-Arif, de faire le voyage de Constantinople.
   Quand El-Arif arriva à Constantinople, il fut conduit à la cour et traité avec beaucoup d’égards. L’empereur le supplia d’opérer sa guérison. Sheikh El-Arif demanda quels remèdes on avait essayés, quels autres on envisageait d’administrer. Puis il examina le malade, et lui dit de convoquer les membres de la cour : devant la cour assemblée, il indiquerait les moyens qu’il entendait utiliser pour effectuer la guérison.
   Quand tous les nobles de l’Empire furent réunis, le soufi déclara :
   « Sa Majesté impériale ferait mieux d’avoir recours à la foi.
   -- L’empereur a la foi, rétorqua un prêtre, mais elle n’a pas d’effet thérapeutique.
   -- En ce cas, dit le soufi, je suis dans l’obligation de le dire : il n’existe qu’un seul remède sur terre capable de le sauver. Mais je ne veux pas en parler, tant il est horrible. »
   On le harcela, on lui promit de l’or, on le menaça, on le cajola.
   « Ce qui peut guérir l’empereur, dit alors El-Arif, c’est un bain de sang : Sa Majesté impériale devra se baigner dans le sang de plusieurs centaines d’enfants âgés de moins de sept ans. »
   Lorsque le trouble et l’effroi causés par ces paroles se furent un peu dissipés, les conseillers d’Etat déclarèrent que le remède valait la peine d’être essayé. Certains, il est vrai, protestèrent : qui pourrait commettre, dirent-ils en substance, une telle atrocité à la demande d’un étranger d’origine douteuse ? Mais la plupart étaient d’avis contraire : il ne fallait pas hésiter à prendre des risques, tous les risques, pour sauver la vie d’un homme que tous respectaient et vénéraient presque. Ils finirent par vaincre la résistance du souverain.
   « Votre Majesté impériale n’a pas le droit de refuser, assénèrent-ils : un tel refus priverait l’Empire d’un bien plus précieux que la vie de ses sujets, et a fortiori de quelques enfants. »
   On fit savoir à la ronde que tous les enfants de Byzance âgés de moins de sept ans devraient être amenés à Constantinople avant telle date : la santé de l’empereur exigeait qu’ils fassent le sacrifice de leurs vies.
   Les mères, dans leur immense majorité, maudirent leur souverain, ce monstre qui, pour échapper à la mort, était prêt à sacrifier la chair de leur chair. Quelques-unes, cependant, prièrent pour qu’il guérisse avant le jour fixé.
   Après qu’un certain temps se fut écoulé, l’empereur se dit que jamais, sous quelque prétexte que ce soit, il ne pourrait laisser commettre pareil forfait. Le problème le mit dans un tel état d’esprit qu’il en fut jour et nuit torturé. Enfin, il décréta : « J’aime mieux mourir que de faire mourir des innocents. »
   À peine eut-il prononcé ces mots que la maladie commença de régresser. Il fut bientôt complètement rétabli. Des penseurs superficiels en conclurent aussitôt qu’il avait été récompensé pour sa bonne action. D’autres, tout aussi superficiels, attribuèrent sa guérison à l’immense soulagement éprouvé par les mères des enfants condamnés, soulagement qui aurait sollicité l’attention de la puissance divine.
   Quand on demanda à El-Arif comment le mal avait été enrayé, il répondit :
   « Puisque l’empereur n’avait pas la foi, il devait avoir quelque chose d’équivalent. Ce fut sa détermination, conjuguée au désir des mères aspirant ardemment à son rétablissement avant le jour fixé. »
   Certains, parmi les Byzantins, ne voulurent pas entendre.
   « Par un décret de la divine Providence, exauçant les saintes prières du clergé, déclarèrent-ils, l’empereur a été guéri avant que l’on applique la formule préconisée par ce Sarrasin sanguinaire. N’est-il pas évident qu’il ne visait qu’à détruire la fleur de notre jeunesse qui, sinon, aurait combattu plus tard ceux de sa race ? »
   Quand on rapporta les faits à El-Ghazali, il fit ce commentaire :
   « On ne peut produire un effet que d’une façon conçue pour opérer dans le temps assigné à la production de cet effet. »
   Le médecin soufi avait dû adapter ses méthodes aux circonstances et au milieu humain. De même, le derviche capable de spiritualiser autrui peut activer les perceptions intérieures du jeune enfant, ou de l’être vil, dans le domaine de la science de la Vérité, en employant les méthodes connues de lui, qui lui ont été transmises à cette fin.
   C’est l’explication que nous donna notre Maître, Bahaudin.

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