La question qui vient d’être posée à contre emploi par le Président français à propos d’un personnage « national » vaut certainement plus qu’une polémique aussi vite éteinte qu’embrasée par les soins d’un conseiller qui n’en manque pas une, puisqu’il avait déjà sévi pour les discours de Rome et du Puy-en-Velay du même Président. Mais pour un 600e anniversaire il fallait bien un chef d’Etat et après tout, Colombey n’est pas si loin. Les pragmatiques font feu de tous bois.
Cette question identitaire a fait l’objet – au moins sous son angle européen- - de deux réunions d’experts qui se sont déroulées au Centre johannique de Domremy-la-Pucelle en mai 2001 et novembre 2002, dans le but de mieux comprendre comment analyser les propositions d’itinéraires culturels européens portant sur des personnalités historiques réelles ou imaginaires et surtout, de cerner quels seraient les critères qui mettent en avant des "Figures" qu’il faudrait retenir plutôt que d’autres.
Si le Centre johannique intitulé « Visages de Jehanne », au pluriel, a été créé à la fin des années 90 à côté de la maison natale, – on ne l’a finalement que peu vu dans les reportages récents – c’est bien parce que déjà à l’époque, le Président du Conseil Général des Vosges et Président du sénat, Christian Poncelet souhaitait sortir la petite Jeanne des mains du seul Front National. Le département, propriétaire de la maison natale depuis 1818 voulait aussi marquer la dimension européenne du personnage.
Il faut reconnaître que l’équipe réunie par Anne-Marie Simon-Parneix pour l’interprétation et pour la dimension scénographique et par le regretté Pierre Voltz pour la dimension théâtrale, a réussi là un des rares exemples de site affirmant l’intention de désenclaver un personnage de sa dimension nationale en le resituant dans un espace géopolitique ouvert et dans une dimension historiographique multiple.
Les photographies de J.M. Bodson, glanée dans les paysages de la Lorraine, mais aussi dans l’étendue urbaine d’une nostalgie statuaire presque mortuaire, confrontée à des visages d’artistes bien vivants, ont également beaucoup contribué à dépoussiérer l’icône instrumentalisée.
Un programme abondant élaboré par le Département des Vosges devrait inviter les Européens à venir, au moins cette année, balayer les poussières déposées par des candidats qui n’hésitent pas à violer l’histoire.
« Le propos est en effet, non pas d’expliquer Jeanne mais au contraire de lui laisser son mystère. Sortir des clichés réducteurs nécessite de remonter plus loin qu’elle, aux origines de la Guerre de Cent ans. Mais c’est aussi se projeter après elle, s’immerger dans tout ce qui a été dit, écrit, joué, filmé, peint, dessiné, sculpté, toutes ces œuvres, ces débats, ces louanges, ces dévotions ou ces dénigrements qui n’en finissent pas de maintenir ouverte la polémique autour d’elle ». Ce texte introductif, écrit à l'ouverture du Centre, a plus de dix années. Il reste d’une actualité brûlante. On le retrouvera sur les pages du site de l’Institut européen des Itinéraires culturels dédiés aux personnages européens.
Plus généralement la question des personnages est heureusement restée ouverte. Il s’agissait de savoir si entre Mozart et ses voyages, Saint-Jacques le Majeur et son légendaire, Heinrich Schikhardt et le passage stylistique qu’il assure de l’Italie au Fossé rhénan, tous personnages déjà situés au cœur de différents itinéraires culturels, on pouvait établir sinon des connivences, du moins établir des ponts entre eux en expliquant ainsi des circulations en Europe jusqu’aujourd’hui.
Mais la question était tout autant soulevée pour des figures, clefs de lecture, dont certaines seront retenues par le Conseil de l'Europe dans les premières années du XXe siècle comme thèmes d'itinéraires, tandis que d’autres attendent toujours une bonne occasion, ou plutôt une bonne proposition : Jean-Jacques Rousseau et ses promenades solitaires, Charlemagne et le voyages à Rome auprès du Pape, dans l’orbe de la naissance d’un urbanisme carolingien, comme celui de l’archevêque Sigéric depuis Canterbury presque deux siècles plus tard, toujours dans la capitale de la chrétienté, Sainte Elisabeth de Hongrie (ou plutôt de Thuringe) dont le gouvernement hongrois souhaitait déjà en 2000 faire une héroïne nationale et fortement identitaire, au sortir des célébrations d’un second millénaire refondateur, saint Martin, pris comme symbole du Partage citoyen, et plus avant Don Quichotte, saint Olav, saint Josse, saint Paul et pourquoi pas Alexandre le Grand ?
« Présenter des personnages ou des figures significatives qui nous aident à comprendre l'Europe pose bien la complexité de la notion de patrimoine et les contradictions dont elle est porteuse, mais aussi la difficulté d'une lecture européenne. Un tel sujet, plus que d'autres encore, est révélateur des identités multiples des pays d'Europe au cours des soubresauts de leurs histoires respectives et de leur histoire commune. D'autre part, ce sujet s'appuie sur la singularité d'individus ancrés dans le temps et l'espace. Ce qui implique une tout autre démarche. Prendre, par exemple, le thème des "Grandes Découvertes" ou prendre pour sujet "Henri le navigateur", prince portugais initiateur de ce mouvement vers l'Afrique et qui a profondément modifié la civilisation européenne, n'a pas du tout la même signification. D'un côté, on se situe sur la lisibilité d'un courant, où l'on voit se dessiner une autre Europe, un courant qui se généralise et transforme l'économie, la culture, les échanges des pays. De l'autre on suit le parcours singulier d'un homme. Connaître cette trajectoire est en soi digne d'intérêt pour n'importe qui s'intéresse à l'histoire, mais c'est le thème des "Découvertes" qui est réellement européen quand il s'élargit aux rapports historiques avec d'autres continents dans la fascination de l'au-delà. Ainsi en est-il de nombre de personnages historiques, figures nationales pourrait-on dire, dont les actions ont modifié leur propre pays ou territoire, et influencé l'histoire de l'Europe par un biais ou un autre. » avions nous écrit, tout en souhaitant que le choix de personnages réels : politiques, religieux, militaires, venus du monde des lettres, des sciences, de la philosophie et des arts, explorateurs, sportifs, inventeurs, etc..propose une " galerie " de figures ou de personnages ayant pour intérêt de ne pas seulement se référer à un passé lointain, mais de permettre de travailler sur le passé récent, voire sur des personnages contemporains, c'est-à-dire sur un patrimoine en train de se constituer, et qui pourrait toucher des publics très différents.
Ils posent une question paradoxale : "Les hommes eux-mêmes font-il partie du patrimoine des hommes ?" Pour comprendre l’Europe il me semble que la réponse est : oui.
C’est, je crois, un des rares moyens d’éviter le retour à la gloire des histoires nationales.
Le site de l’Institut Européen des Itinéraires culturels propose plusieurs pages sur les personnages européens et une librairie virtuelle sur Jeanne d’Arc.