« Tinker, Tailor, Soldier, Spy » : certes, le titre original a plus de cachet… Les termes de la comptine sont devenus noms de code désignant les suspects : un seul tombera parmi les agents à la tête du MI6 (le service des renseignements britanniques), le traître, la « taupe » au service des Soviétiques. Le suédois Tomas Alfredson (réalisateur de Morse en 2008) adapte un des best-sellers de John le Carré, grand auteur du roman d’espionnage, ayant lui-même travaillé pour les renseignements. La Taupe fait partie des romans ayant pour héros George Smiley, le plus célèbre agent de le Carré, interprété ici par Gary Oldman. En 1973, au cœur de la Guerre Froide, Control (John Hurt), le patron du MI6, et Smiley sont écartés suite à l’échec d’une mission à Budapest. Mais ce dernier est rapidement appelé à reprendre du service pour démasquer une taupe soviétique haut placée dans le MI6.
A la lecture du synopsis, on pouvait s’attendre à être parfois un peu perdu dans une intrigue si complexe, et c’est parfois le cas, mais cela fait bien partie, après tout, des plaisirs du genre, et la profusion d’informations et de personnages n’est jamais inconfortable pour nous spectateurs. De plus, le plaisir d’observer ce petit monde secret compense, Alfredson nous faisant parcourir le dédale du « Circus » (siège du MI6) dissimulé aux yeux du commun des mortels. Dans une Guerre Froide qui est largement une guerre du renseignement, le Circus lui-même n’est fait que de secrets : les informations sont partagées au sein de petits groupes, les portes sont fermées, il faut souvent agir sans être vu. Bref, un univers à la fois caché du monde et cloisonné, où toute action a une résonance internationale, comme en témoignent les scènes tournées à Budapest et Istanbul.
Le style le Carré est respecté : pas de spectaculaire ni de rythme effréné. La mise en scène est juste et sobre, et malgré quelques longueurs dans la seconde moitié, le dévoilement implacable et progressif de la vérité est captivant. L’obscurité de la photographie et le calme de la bande-son mettent en valeur avec éclat le jeu des acteurs.
Car si La Taupe a un côté jouissif, c’est que le casting est impeccable, porté par une petite dizaine de rôles masculins, tous agents secrets vêtus de costumes sombres, aux personnalités ô combien distinctes. Tout d’abord, Oldman, magistral en Smiley bien différent de celui du roman (petit et grassouillet !) mais tout aussi taciturne et discret, laissant sans cesse percevoir une grande humanité et une pointe d’inquiétude et de malaise. Colin Firth joue l’agent Bill Haydon avec charme et aplomb. John Hurt est impressionnant dans le rôle de Control, directeur du Circus. On ajoutera, pour ne citer que quelques-unes de ces personnalités frappantes, Mark Strong, Toby Jones et Benedict Cumberbatch. Alfredson fait jouer ses acteurs comme le MI6 ses agents, chacun tour à tour pion et atout au fil des scènes.
Chaque agent est une pièce à manipuler avec stratégie et méfiance. Control affuble cinq pièces d’échec d’étiquettes portant le nom de code (Tinker, Tailor, Soldier, Poor Man, Beggarman) ainsi que la photo des cinq suspects, ses cinq plus proches collaborateurs. Chacun est à la fois pion et agent, outil et suspect. L’ennemi est intérieur –une affaire de famille, en quelque sorte-, ce qui confère une coloration personnelle et amère à la mission de Smiley, et ajoute encore au caractère insaisissable de l’ennemi, dans cette guerre (froide) qui n’est jamais déclarée.
Le film avance à coups de flash-back. La progression dans la connaissance, pour le spectateur, se fait par va-et-vient, par ajustements. Cette structure –héritée du roman de le Carré- n’est pas pour rien dans le sentiment de nostalgie qui se dégage du film dans son ensemble. Le thème de la perte vient renforcer cette impression. La femme de Smiley est partie. Il est chargé d’une mission après avoir été d’abord écarté et, s’il revient, c’est pour défaire le groupe de ses proches collaborateurs en démasquant le traître. La jeunesse semble presque un autre monde. Connie, ancienne membre du Circus, remarque bien, face à un couple de jeunes gens qui s’embrassent, que Smiley et elle-même sont désormais « underfucked »…
S’ajoute à cela que la Guerre Froide renvoie, pour nous spectateurs de 2012, à un monde qui n’est plus le nôtre, alors que le roman de le Carré, publié en 1974, relatait une histoire contemporaine. Par ailleurs, le contexte de Guerre Froide et ses règles particulières renvoient à une forme de film d’espionnage né à une autre époque, d’où l’impression de regarder vers le passé. Gary Oldman lui-même nous apparaît en acteur vieillissant, et vieilli, les cheveux décolorés pour le rôle. Ici taciturne et intérieur, il semble comme en retrait par rapport aux personnages plus démonstratifs qu’il a coutume d’interpréter.
Derrière ces espions solitaires, se cachent donc tristesse et mélancolie. La Taupe a un côté crépusculaire, non pas érigé en vision du monde ou d’une époque, mais plutôt du point de vue des personnages mis au centre de l’œuvre. Ironiquement, c’est une comptine rescapée d’une enfance bien lointaine qui va signaler la déroute du coupable et le démantèlement du groupe.