Rendez-vous de l’AF 447 avec la justice.
Marc et Damien Bonin, 7 et 11 ans, sont orphelins depuis le 1er juin 2009. Leur père, Pierre-Cédric Bonin, était l’un des copilotes de l’A330-200 d’Air France qui, ce jour-là, assurait le vol AF 447 Rio-Paris. Leur mère était passagère du même avion. C’est là l’un des drames familiaux qui ont éclaté quand le biréacteur s’est abîmé dans l’océan, faisant 228 victimes.
On préférerait ne pas s’appesantir sur cet aspect de la catastrophe, ces deuils méritant avant tout compassion, discrétion et respect, en attendant que le rapport technique final du BEA, attendu dans un peu moins de 6 mois, mette un terme aux interrogations. Entre-temps, il est pourtant inévitable d’en parler, au nom de la sécurité aérienne, en cherchant à faire preuve de la plus grande prudence. Mais il serait vain de vouloir se voiler la face, d’éviter le sujet, tout en reconnaissant que journalistes et éditeurs peuvent éprouver de sérieuses difficultés à respecter éthique et déontologie tout en cherchant à faire leur travail.
Toutes autres considérations mises à part, plus tard, beaucoup plus tard, il y aura procès : Air France et Airbus sont d’ores et déjà mis en examen pour homicides involontaires. On imagine dès maintenant que les juges se retrouveront face à d’imposants dossiers et à la grande difficulté de définir la notion de responsabilités dans une affaire d’une complexité extrême. Le procès de l’accident de Concorde de juillet 2000, tenu l’année dernière, a d’ailleurs donné à chacun un avant-goût de cette épreuve, laquelle sera d’ailleurs répétée, dans deux mois, quand débutera à Versailles le procès en appel.
Pour l’instant, seuls les enquêteurs du BEA devraient s’exprimer. Mais la réalité est tout autre, des milliers d’articles consacrés à l’AF 447 ayant paru, en France et à travers le monde. Les Editions Altipresse ont publié il y a quelques semaines deux ouvrages, dont le cinquième tome de la série «Erreurs de pilotage» dû à la plume prolifique de Jean-Pierre Otelli. Un long chapitre est évidemment consacré à la catastrophe du Rio-Paris, fort d’un «scoop» spectaculaire : la retranscription complète du CVR, cockpit voice recorder, enrichie de textes explicatifs. Bien entendu, il s’agit d’un détournement du secret de l’instruction mais il n’est pas utile de s’attarder sur ce point. C’est un dérapage banalisé des médias et, quoi qu’on en pense, il fait partie de la réalité quotidienne des médias et des auteurs.
Reste le fait qu’il y a matière à interprétation : tout le monde ne l’entend pas nécessairement de cette oreille. Aussi Jean-Pierre Otelli se retrouve-t-il face aux juges de la 17e chambre du tribunal de grande instance de Paris, attaqué en diffamation, les jeunes orphelins Bonin étant représentés par leur tuteur, Jean-Claude Max-Perdaens. Lequel demande que la vente de l’ouvrage soit suspendue (20.000 exemplaires environ en ont déjà été vendus) et que divers passages jugés diffamatoires en soient supprimés. L’avocat de l’auteur, Me Philippe Blanchetier, rétorque que les commentaires de l’auteur relèvent «d’une réflexion générale de bon sens», qu’aucune imputation précise contre Pierre-Cédric Bonin n’y apparaissant (1).
Bien sûr, il est clairement dit que l’A330 a décroché, que la répartition des tâches entre pilotes n’a pas été clairement établie par le commandant de bord, parti se reposer comme le règlement interne le lui autorisait, puis rappelé dans le cockpit sans reprendre sa place pour autant. Le BEA a évidemment dénoncé avec force la fuite de la transcription du CVR mais n’a pas contesté pour autant la teneur du livre. Le tribunal a mis l’affaire en délibéré et fera connaître son verdict le 15 février.
On l’a compris, il y a là matière à débat. La 17e chambre du TGI est habituée aux affaires de presse mais, dans le cas présent, les juges sont confrontés à un cas de figure inédit. Certes, elle a déjà connu l’un ou l’autre dossier de diffamation au cœur du microcosme aérien, notamment celui qui a opposé la DGAC à Michel Asseline, commandant de bord de l’A320 d’Air France qui s’est écrasé à Habsheim, en 1988, lors d’un meeting aérien d’aéro-club. Mais il s’était agi de diffamation, au sens classique du terme.
Il serait difficile d’affirmer qu’Otelli a diffamé qui que ce soit : il a révélé un texte (qui figurera de toute manière dans le rapport final du BEA), il en a explicité le contenu pour le rendre accessible à des non initiés. Au plan strictement juridique, il convient de s’en référer à l’article de loi consacré au respect de la mémoire des personnes décédées, loi datée du 29 juillet …1881. Peu importe qu’à cette époque, Clément Ader avait à peine entamé ses travaux et que les frères Wright n’aient pas encore conçu le «Flyer», dans la mesure où il est sans doute préférable de s’en remettre au bon sens. Cela en respectant la douleur d’une famille irrémédiablement brisée.
Ce rendez-vous de l’AF 447 avec la justice n’est pas le premier. En octobre dernier, la famille d’une hôtesse de l’air disparue dans la catastrophe avait été déboutée, après avoir réclamé à Air France et Airbus une provision sur indemnisation. Au moins deux autres demandes similaires ont été déposées. Que souhaiter, à présent ? L’apaisement, tout simplement.
Pierre Sparaco - AeroMorning
Nota bene : le nom de famille du copilote n’apparaît à aucun moment dans l’ouvrage de Jean-Pierre Otelli. De bout en bout, il est uniquement question de «Pierre Cédric B», une pudeur qui n’a pas été de mise dans de nombreux médias.