EVENE (Juliette Einhorn)
En s’enfonçant dans les rouages de cette enquête qui nous mène droit dans le lit de Louis XV, on est pris d’une fièvre ambiguë : et si les fondements de cette société pré révolutionnaire contenaient, à quelques molécules près, les ingrédients de la France du XXIe siècle ? Ambigu constat, oui : faut-il s’en réjouir – les forces du soulèvement sont donc en marche – ou s’en inquiéter – l’histoire avancerait-elle, comme on l’en soupçonne, à reculons ? Chargé de résoudre l’assassinat par écorchement de deux prostituées du roi, dont l’une, enceinte, portait une lettre cachetée du sceau du monarque, Volnay, commissaire dédié aux morts étranges, se retrouve les mains dans le cambouis du pouvoir et de sa corruption. Dès lors, l’intrigue se déroule en trompe-l’œil : la lettre, qui, à la grande joie du parti dévot, semblait accuser la marquise de Pompadour, en cache une deuxième. Volnay lui-même, censé protéger les intérêts de la Cour, fraie en catimini avec la confrérie du Serpent, proche de la franc-maçonnerie. Cela vaudra une scène frissonnante, digne du Eyes Wide Shut de Kubrick. Très vite, l’affaire est cannibalisée par la lutte intestine qui oppose ces mouvances idéologiques : le polar historique se fait ici laboratoire ludique de l’histoire des idées, GPS sociétal qui dessine leur trajectoire, et la façon dont les théories fermentent pour se traduire en action. Le double crime devient le révélateur, comme en pochoir, des ondes qui traversent la France, annonçant le séisme de 1789. Une révolution en germe, qui est aussi celle de Volnay : si son rigorisme est secoué par le jouissif Casanova, porte-parole des libres penseurs, le rêve alchimique fait entendre sa quête du Grand Œuvre. La véritable élucidation n’était donc pas celle des meurtres. Ils se résoudront presque d’eux-mêmes : la lettre, qui cristallisait toutes les curiosités, n’était pas loin. Comment équilibrer pouvoir et contre-pouvoirs ? Par quel moyen rendre au peuple le premier rôle de son destin ? Comme la réponse à ces questions, la pierre philosophale reste à trouver. Mais, s’il ne nous dit pas comment transformer le plomb en or, ce polar éclairé transmue le bouillonnement philosophique en un pamphlet policier fort bien troussé contre l’absolutisme de l’ignorance. Article paru dans Le Magazine littétaire de mai 2012Article paru dans le journal Le Monde :
Extrait :
(...) Peut-il en être autrement un quart de siècle plus tard, lorsque entrent en scène Casanova, la Pompadour, le comte de Saint-Germain et le chevalier de Volnay dans Casanova et la femme sans visage, d'Olivier Barde-Cabuçon ? Première enquête d'un improbable "commissaire aux morts étranges" qui a obtenu ce poste atypique pour avoir sauvé la vie du roi, l'intrigue est atroce à souhait - d'entrée une jeune femme est découverte, méconnaissable, le visage proprement arraché - mais l'essentiel est ailleurs : dans la confrontation de forces antagonistes qui projettent des France différentes, du parti dévot au camp des francs-maçons avec, au centre, un jeune homme d'une glaçante rectitude. Les enjeux des Lumières sont ainsi mis en musique avec une science et une astuce qui culminent quand l'austère Volnay raisonne. Il essaie d'avoir un coup d'avance sur chacun de ses rivaux, Casanova en tête, "fripon à la gaieté contagieuse, farfadet de la volupté dont la femme était à la fois messe et religion". Et si Voltaire n'apparaît pas dans ces pages, son verbe tempère les extrêmes en jeu : "Un jour tout sera bien, voilà notre espérance ! Tout est bien aujourd'hui, voilà l'illusion. Que tout soit mal ou bien, faisons que tout soit mieux !"
Article paru dans le magazine Le Point :