La Corée du Nord de Kim Il Sun

Publié le 09 janvier 2012 par Egea

Le leader nord-coréen, Kim Jong-Il, est mort il y a un mois. Nous avions alors proposé une première analyse du personnage. Maintenant que les choses se sont un peu décantées, il est temps de revenir sur la Corée du Nord, qui évolue probablement plus qu'on ne le dit. Pour cela, Barthélémy Courmont, spécialiste de l'extrême-Orient (égéa a publié une fiche de lecture de son livre sur le Japon, mais aussi de son opuscule sur la guerre). Il a également publié un livre sur la Corée du Nord. Je le remercie ici chaleureusement de nous faire part de ses analyses. Il est professeur de science politique à Hallym University (Corée du Sud).

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1/ Kim Jong Il avait privilégié l'armée, quand son père s'appuyait sur le parti. Le successeur optera-t-il pour l'armée, ou le parti ?

Tout dépendra des circonstances, comme par le passé. Derrière la propagande officielle et l'apparence d'un régime figé, la Corée du Nord s'adapte à ses besoins, ou plus exactement à l'évaluation qu'en fait le clan Kim. Kim Il-sung fut reconnu dès son arrivée au pouvoir comme un résistant héroïque, ce statut ne faisant que se renforcer après la guerre de Corée. Plus que de l'armée, il avait besoin d'un appareil politique pour poser les fondations de son régime, et un modèle qui était, à l'époque, fortement soutenu par l'Union soviétique. Il est en ce sens le père fondateur du régime, et du rôle central du parti des travailleurs.

Quand son fils Kim Jong-il est arrivé au pouvoir en 1994, il a hérité d'une situation en rien comparable. Fin de la guerre froide et abandon du soutien soviétique, isolement sur la scène internationale avec déjà à l'époque des soupçons sur un programme nucléaire militaire, et surtout un voisin sud-coréen qui, après trois décennies de miracle économique, s'imposait comme une puissance en plein essor. Jong-il a misé sur les militaires afin d'imposer son style, celui d'un dirigeant en guerre permanente contre un environnement international hostile, et dans lequel l'armée était le dernier rempart. Il n'a pas pour autant tourné le dos au parti, mais ses dix-sept années au pouvoir furent marquées, comme jamais depuis 1953 et l'armistice, par de vives tensions militaires.

Kim Jong-un devra lui-aussi s'adapter en fonction de ce qu'il jugera le plus opportun. Une chose est certaine en tout cas, afin d'asseoir son autorité, priorité absolue pour lui en raison de son jeune âge et de son manque d'expérience, il devra s'assurer le soutien à la fois du parti et des militaires, et ne pas diviser mais au contraire chercher à apaiser les possibles tensions.

2/ La vraie question qu'on se pose dans cette succession, c'est la mainmise de Kim Jong-un sur le système : aujourd'hui, ne paraît-il pas constituer une marionnette, résultante d'équilibres subtils de pouvoir ? Lesquels ?

Je ne suis pas tout à fait d'accord avec les analyses qui font de Kim Jong-un une marionnette. On avait moqué son père en utilisant les mêmes qualificatifs il y a dix-sept ans, comme pour annoncer la chute prochaine du régime. Et il s'agissait d'une erreur d'appréciation qui ne reposait sur aucun fondement permettant de comprendre la nature, et je dirais la psychologie du pouvoir nord-coréen. Derrière le Juche, l'idéologie officielle, le régime nord-coréen s'est appuyé, dès ses origines, sur un nationalisme (qui englobe d'ailleurs la Corée du Sud) dont Kim Il-sung et à sa suite son clan, constitue le pilier central. Il n'est pas anodin qu'il soit, depuis 1997, le "président pour l'éternité", titre qui fait sourire à l'extérieur, mais qui symbolise le culte qui lui est voué. Il est le père de la nation nord-coréenne, et par extension de la Corée sortie du colonialisme, et la propagande le montre systématiquement en mettant en avant cette caractéristique.

Kim Jong-il n'a pas cherché à contester cette autorité, la perpétuant même, puisqu'il fut l'artisan de ce titre de président pour l'éternité octroyé à son père, et qui avait pour conséquence de "l'éclipser". Il choisit de perpétuer la légende du clan Kim en se positionnant comme le défenseur de l'intégrité territoriale nord-coréenne en des temps difficiles. Il est en ce sens, comme le présentent quelques experts, la "mère" de la Corée du Nord, la propagande le montrant comme un homme travaillant sans cesse (et jusqu'à l'épuisement, à en croire la propagande faisant l'annonce de sa mort) et se vouant corps et âme à la défense de son peuple.

Kim Jong-un aura du mal à se positionner dans cette lignée, et il semble avoir opté pour un statut "d'héritier", une sorte de frère pleurant la mort de son cher dirigeant (son père n'avait à l'inverse pas assisté aux funérailles de Kim Il-sung) et s'appuyant sur tout ce que le régime peut lui offrir pour poursuivre son "œuvre". C'est là que les équilibres subtils que vous évoquez entrent en scène. Malgré son caractère monolithique, le régime nord-coréen compte plusieurs courants qui s'opposent, à la fois au sein de l'Assemblée nationale du peuple - et donc du parti - du comité de défense nationale (le "gouvernement") et de l'armée.

Le problème, c'est que ce pays est si opaque qu'il est difficile d'évaluer le poids des uns et des autres, et de savoir comment se "règlent" les différends, sinon la réponse (assez facile) qui consiste à considérer que tous les "opposants" au sein de l'appareil politique passent par un camp de rééducation de temps à autre. Jang Song-taek, beau-frère de Kim Il-sung, a visiblement été investi avant la mort de ce dernier comme "régent", et il aura la tâche d'assister son neveu, et le cas échéant d'achever sa formation. Mais son parcours fut assez chaotique. Economiste peu entendu par l'armée, il entra en disgrâce en 2002, tandis que la crise nucléaire reprenait de plus belle, pour ne revenir qu'après 2006, et s'imposer véritablement après les problèmes de santé que rencontra Kim Jong-il. Il est le véritable numéro 2 du régime depuis 2008, et son influence est colossale. Mais elle n'est pas suffisante pour le jeune Kim, qui devra également s'appuyer sur l'armée, afin d'éviter un déséquilibre. En clair, malgré les pouvoirs immenses qui sont les siens, Kim Jong-un ne peut se permettre de diriger seul son pays, au risque de voir les rivalités se développer.

3/ Son oncle ne pourrait-il pas "devenir calife à la place du calife" ?

Je ne pense pas. Ou plus exactement, il ne se présentera pas comme tel. Jang Song-taek sait très bien que des changements trop brutaux à la tête du régime pourraient se traduire par un effondrement de ce dernier, et il en ferait évidemment les frais. Il a en revanche une belle carte à jouer en restant dans l'ombre, en imposant des réformes économiques qui permettront d'élever peu à peu le niveau de vie et de lutter, on le souhaite, contre les problèmes de pauvreté et de famine que connaît ce pays depuis le milieu des années 1990. Mais comme il ne semble pas proche des militaires, il ne peut en aucun cas prétendre à se mettre trop en avant, et la lignée des Kim constitut ainsi pour lui une garantie. C'est pourquoi il ne devrait pas sortir de son rôle de régent se mettant au service de son neveu.

4/ La Chine domine-t-elle autant que ça les arcanes intérieures nord-coréennes ? Quelle est la part d'autonomie réelle de Pyong-Yang ?

La Chine a de l'influence sur le pouvoir nord-coréen, mais elle ne le domine pas. L'autonomie politico-stratégique de Pyongyang est totale. Les choses ont en revanche évolué de manière très différente en ce qui concerne l'économie. Très en retrait pendant la guerre froide, Pékin a profité de l'isolement nord-coréen et de la proximité géographique et idéologique pour devenir le nouveau "grand frère", et même le seul soutien de Pyongyang. On peut même dire aujourd'hui que sans la Chine, l'économie nord-coréenne s'effondrerait très rapidement, avec les conséquences imprévisibles que cela supposerait. Mais sur les autres questions, la Chine se montre souvent agacée des gesticulations nord-coréennes. Pékin n'a pas cautionné, ni soutenu, les essais nucléaires, et a froncé les sourcils en 2010 à l'occasion des deux agressions militaires contre le sud. La Chine n'a aucun intérêt à ce que la situation sécuritaire dans la péninsule se désagrège, et privilégie un statu quo qui la rend de plus en plus incontournable, et donc forte. En ce sens, nous pouvons considérer que les intérêts de Pyongyang et Pékin se rejoignent, même s'ils ne sont pas les mêmes, mais aucun ne domine réellement l'autre.

5/ On devine, à lire les reportages récemment parus, qu'il y a une évolution souterraine, avec notamment l'émergence d'une classe d'affairistes, certes très en lien avec le système (le marché passant par des règles de corruption) : peut-on entrevoir un modèle à la chinoise, ou à la vietnamienne ? et donc une sorte de libéralisation passant dans un premier temps par l'enrichissement ?

C'est une question qui fut trop longtemps occultée par l'attention portée sur le dossier nucléaire, mais qui constitue de fait un véritable enjeu. Plutôt que de nous focaliser en permanence sur l'effondrement du régime nord-coréen, ne serait-il pas sage et opportun de réfléchir aux possibilités d'adaptation, en suivant le modèle chinois? Je pense pour ma part que c'est la principale question qu'il faut poser, car l'effondrement, si effondrement il y a, arrivera sans coup férir, subitement. Les lentes mutations de la société nord-coréenne, ou d'une société nord-coréenne pour être plus exact (puisqu'il s'agit d'une minorité d'apparatchiks) est une réalité, certes encore difficile à évaluer, mais dont Jang Song-taek semble être le symbole. S'il parvient véritablement à imposer l'économie sur l'armée, il pourrait modifier la ligne politique de Pyongyang, et "imiter" le modèle chinois. On pense notamment au développement de nouvelles zones économiques spéciales, comme les deux qui se trouvent à la frontière avec la Chine, et servent de laboratoire de nouvelles orientations économiques nord-coréennes.

Plus que les capacités militaires et le maintien au pouvoir du clan Kim, le risque d'une nouvelle guerre de Corée vient essentiellement du déséquilibre économique grandissant entre les deux entités. Il est urgent de réduire ce déséquilibre, et d'élever progressivement le niveau de vie des Nord-coréens. Il serait certes souhaitable que cela se fasse en parallèle à une démocratisation du régime, mais à Séoul, on ne se fait plus d'illusion sur ce fait. C'est pourquoi le futur président sud-coréen - qui sera élu fin 2012 - pourrait relancer les pourparlers et, pourquoi pas, la sunshine policy, qui permit en 2000 une véritable reprise du dialogue, avant que la crise nucléaire ne vienne tout gâcher.

6/ Malgré les premières rodomontades envers la Corée du sud, on n'a pas l'impression que le nouveau régime veuille tout de suite "monter aux extrêmes". De même, la plupart des partenaires font très attention à ne pas "acculer" Pyong Yang à agiter la menace nucléaire. Cela peut-il durer ? Tout le monde ne parie-t-il pas sur l'enrichissement dont nous venons de parler ?

Attention cependant aux conséquences, sur la sécurité entre les deux Corées, des luttes intestines à Pyongyang. Kim Jong-un est, comme je l'ai indiqué, jeune et inexpérimenté, et il doit s'imposer rapidement. A ce titre, le voisin sud-coréen est le catalyseur tout trouvé, et de nouvelles gesticulations ne sont pas à exclure. En revanche, le risque d'une confrontation me semble très hypothétique, personne n'y ayant de fait intérêt. Une nouvelle guerre signifierait un suicide pour Pyongyang, une destruction assurée pour Séoul, des risques de représailles pour Tokyo, la rupture du statu quo pour Pékin, et l'obligation d'un engagement pour Washington... Bref, personne ne veut d'une guerre dans la péninsule, et c'est pour l'heure la seule chose sur laquelle les acteurs de ce conflit hypothétique, qu'ils soient internes ou externes, s'accordent.

Barthélémy Courmont, je vous remercie vivement de ce éclairage passionnant et montrant bien les contrastes d'un pays moins caricatural que les scènes de pleur ou les enthousiasmes collectifs ne le laissent croire.

Voir aussi :

O. Kempf