Comment peut-on déterminer l’ « exploitation », c’est-à-dire l’inégalité perçue lors d’un échange économique?
Par Domi
« Altermondialiste » et non « antimondialiste » : les médias ont rapidement adopté la nouvelle terminologie que les créateurs du mouvement leur proposaient. Il s’agissait de bien montrer qu’il ne s’agissait en aucun cas de se fermer sur ses frontières, de rejeter l’autre, mais au contraire de nourrir un élan de fraternité qui visait à le protéger.
Avec la crise immobilière suivie de la crise des dettes souveraines, les choses ont radicalement changé, les préoccupations populaires ne sont plus les mêmes. Que le travailleur chinois soit sous payé ? Et pardi, du moment qu’il ne nous vole pas nos emplois !
Aujourd’hui, il est de plus en plus difficile de distinguer le nationalisme socialiste de Marine Le Pen et le socialisme nationaliste de Mélenchon. Montebourg, quant à lui, ne s’embarrasse pas de précautions oratoires et se qualifie désormais d’« antimondialiste », signe que les temps ont changé.
Après tout, un peu de recul sur l’actualité n’est pas forcément un mal.
Au travers d’une série de trois articles, j’ai voulu étudier ici sous les angles économique, éthique et politique le thème de l’inégalité dans l’échange, problématique générale auxquelles se rapportent des questions telles que la dénonciation de l’exploitation des salariés du sud et de leurs salaires trop bas.
Un échange est toujours gagnant pour deux parties conscientes de leurs intérêts. Cependant, celui-ci peut-être plus ou moins favorable à l’une d’entre elle.
Cela nous amène à nous interroger sur les déterminants économiques de l’équilibre de l’ échange (premier article : les lois de l’échange – partie économique), à tenter de porter un jugement sur certains équilibres particuliers produits par ces mécanismes (deuxième article : la critique de l’exploitation – partie philosophique), et enfin à déterminer les moyens d’action de la société à l’égard de situation jugée défavorablement (troisième article : partie économique et politique).
Partie économique : les lois de l’échange
La négociation qui précède l’échange peut, quant à son déroulé, prendre différentes formes : la quantité d’une prestation est d’abord fixée avant de négocier la quantité de sa contrepartie, ou de discuter de l’équivalence entre les deux prestations, ou encore une équivalence entre les prestations est négociée avant de fixer les quantités, etc.
Quelle que soit la forme choisie par les parties, il existe une infinité de possibilités de négociation qu’il est possible de représenter sur un axe dont le sens de progression est inversé pour les parties.
Pour fixer les idées, si un marchand de banane veut faire du troc avec un marchand d’orange, ils pourront par exemple fixer d’abord la livraison de banane (par exemple une dizaine) avant de négocier le nombre d’orange livrée pour chaque banane. Plus la négociation conduira à un résultat favorable pour le marchand de banane et moins celui-ci sera intéressant pour le marchand d’orange, tout en restant profitable pour les deux.
Toujours est-il qu’existe pour chaque partie une limite au-delà de laquelle l’échange ne présenterait plus d’intérêt pour elle. Ces limites sont les bornes de l’échange. Entre ces bornes, se situe l’espace de négociation. Ici, les bornes seront par exemple une demi orange pour le marchand de banane et 2 oranges pour le marchand d’orange. L’espace de négociation compris entre ces bornes sera donc de 1,5 oranges.
L’enjeu est alors de comprendre pourquoi l’échange se conclura à tel point de l’espace de négociation et non à tel autre.
Avant d’étudier la logique de l’échange entre deux personnes, un jeu fictif nous aidera à mieux comprendre la situation dans laquelle se trouve la personne qui cherche à ce qu’un échange lui soit le plus favorable possible.
Le jeu fictif : La machine à gagner des euros
Le joueur doit fixer le montant de la somme qu’il souhaite jouer et l’introduire dans la machine. Celle-ci détermine alors aléatoirement une somme comprise entre 0 et 1000 euros. Si le montant introduit par le joueur est inférieur à celui déterminé par la machine, il empoche la somme correspondant à son choix. Si ce montant est supérieur, il ne gagne rien.
La comparaison des espérances mathématiques de gain correspondant à chaque somme pariée, permet de déterminer une stratégie optimale pour le joueur. Chaque euro par lequel le joueur augmente la somme sur laquelle il parie accroît le gain potentiel et diminue la probabilité du gain.
Dans notre exemple, un joueur devrait parier cinq cent euros.
En effet, au-delà, la baisse de la probabilité de gain étant plus rapide que l’augmentation du gain potentiel, l’espérance mathématique de gain aura diminué.
En faisant passer le pari de cinq cent à 600 euros, le joueur passe d’une espérance mathématique de gain de 250 euros (500 x 0,5) = à 240 euros (600 x 0,4), en pariant 800 euros, elle serait de 160 euros (800 x 0,2).
En-dessous de 500 euros, en revanche, la probabilité de gain augmenterait moins vite que le gain potentiel. L’espérance mathématique de gain avec un pari de 300 euros serait ainsi de 300 x 0,7 = 210 euros et de 100 euros pour un pari de 100 euros.
La conclusion de ces calculs, qui est que les joueurs ont intérêt à parier la somme médiane, n’est toutefois valable que si l’on suppose que chaque euro gagné aura la même valeur pour le joueur. Cela ne serait pas le cas si par exemple, le joueur avait un besoin vital et immédiat de gagner une somme déterminée. Dans ce cas, c’est cette somme qu’il devrait parier.
En réalité, en tenant compte de la valeur subjective pour le joueur de chaque euro gagné, il sera possible de déterminer une médiane subjective qui ne serait pas de 500 euros. Pour être plus précis, cette médiane subjective serait comprise entre la médiane des utilités (la somme pariée où en cas de gain celui-ci serait équivalent en termes de satisfaction à ce qui n’est pas gagné) et la médiane objective de 500 euros.
L’échange entre deux personnes
L’échange entre deux personnes a ceci de commun avec le jeu précédent que chaque joueur doit mesurer les gains associés et les chances que l’échange se fasse ou ne se fasse pas. Plus une proposition est favorable pour le proposant, moins elle a de chance d’aboutir car elle est moins favorable à l’autre partie.
On serait tenté de penser que le résultat de la négociation devrait coïncider avec la médiane de l’espace de négociation. En fait, comme dans l’exemple précédent lorsque le joueur a un besoin urgent d’une somme déterminée, ce ne sera pas toujours le cas : il faut tenir compte de l’estimation subjective par chaque négociateur de l’utilité de chaque unité de l’objet sur lequel porte la négociation.
Pierre est artisan et envisage d’engager Paul comme employé. Le profit mensuel envisagé serait de 3000 euros pour Pierre si Paul pouvait travailler gratuitement. Le montant minimum pour lequel Paul aurait intérêt à travailler étant de 500 euros, l’espace de négociation portant sur le salaire de Paul sera de 2500 euros et compris entre 500 et 3000 euros.
Toutefois, Pierre est déjà riche tandis que Paul couche sous les ponts. Pour Paul, les premiers euros de négociation seront plus importants que les derniers. Pour Pierre qui a déjà un patrimoine confortable, chaque euro aura à peu près la même valeur. Dés lors, la valeur de l’échange ne sera pas de 1750 euros (médiane de l’espace de négociation) mais sera beaucoup plus proche de la borne de négociation de Paul : par exemple de 800 euros, ce qui porterait alors le profit de Pierre à 2200 euros.
L’écart entre la médiane de l’espace de négociation et le résultat de la négociation, formé à partir d’un équilibre entre les médianes subjectives est intuitivement perçu comme injuste par une majorité de personnes.
Nous qualifierons un tel échange « d’exploitation ». L’exploitation a un sens dans la terminologie Marxiste qui n’est pas celui que nous adoptons ici. Nous voulions définir ici ce qui dans la pensée du plus grand nombre correspond à une exploitation.
Il reste à savoir si la réprobation dont une telle réalité est fréquemment l’objet est justifiée. C’est la question de l’éthique de l’échange, objet de la deuxième partie de ce texte, prochainement publiée.
Complément
Le lecteur pressé pourrait arrêter ici la lecture de cet article. Il pourra lire les articles qui suivent celui-ci sans difficulté de compréhension. J’ai en effet voulu alléger la démonstration que j’avais faite initialement pour proposer un texte plus facilement accessible. Cependant, le lecteur tenté par une démonstration plus rigoureuse pourra lire ce qui suit. Je ne tenterai pas toutefois d’abuser son esprit critique : les idées qui suivent sont nées dans mon esprit, sans autre support que ma propre réflexion. Touchant à des domaines tels que la théorie des jeux, où je n’ai aucune autorité, elles peuvent se révéler largement erronées. Les critiques sont les bienvenues.
Supposons, pour rappeler la situation précédente, une négociation où toute discussion serait proscrite et où chaque partie devrait écrire sur un bout de papier, mis dans une enveloppe ouverte ultérieurement, les termes de l’échange qu’elle envisage. Si chacune des parties a prévu pour elle-même des termes de l’échange plus favorable que l’autre ne l’a fait, l’échange ne se fera pas. Dans le cas contraire, l’échange sera fonction de la moyenne des termes proposés.
L’estimation par chaque partie des termes de l’échange qu’elle aura intérêt à proposer sera fonction :
- du gain potentiel qui dépend de la proposition qu’elle fait quant aux termes de l’échange et d’une évaluation subjective de la valeur de chaque unité de l’objet échangé,
- des chances de gain qui dépendent de la somme qui sera déterminée par l’autre partie.
Les informations prises en compte par l’une des parties pour fixer son prix résulteront par conséquent de la prise en compte de sa propre évaluation subjective des possibilités de négociation et de celle de l’autre partie.
Cela est néanmoins insuffisant : elle devra également prendre en compte le fait que l’autre partie a également pris en compte sa propre évaluation subjective… et ensuite le fait que l’autre partie a pris en compte le fait qu’elle-même a pris en compte le fait que l’autre partie a pris en compte sa propre évaluation subjective (celle de la première) !! Et ainsi de suite, jusqu’à l’infini…
Ainsi, la décision de chaque partie n’est pas prise au regard d’une réalité connue d’une manière objective et stable par le décideur, car la décision qu’il s’apprête à prendre modifie en même temps la réalité sur laquelle il s’appuie pour cela.
Un tableau permettra de mieux rendre compte d’une telle situation :
Les parties seraient-elles dans l’impossibilité de déterminer le montant de leur proposition ?
Pour résoudre cette difficulté, il convient de compléter l’approche qui précède en y ajoutant le principe d’incertitude.
Imaginons que l’une des parties connaisse l’évaluation subjective de l’autre tandis que la seconde ne connaîtrait pas celle de la première. La seconde partie n’en serait pas contrainte de faire son pari en fonction de son évaluation subjective : elle peut aimer le risque et vouloir tenter sa chance en obtenant un meilleur prix. Le risque peut d’autant plus facilement être pris que la première partie connaît l’existence de cette possibilité et pourrait être tentée de faire preuve de prudence en établissant le montant de sa propre proposition. C’est donc parce que l’autre partie connaît la possibilité d’une prise de risque qu’elle peut être tentée.
Au final, retenons que la connaissance de l’évaluation subjective de l’autre partie ne permet en aucun cas de parier juste en dessous de cette évaluation avec certitude, mais elle fournit incontestablement une indication probabiliste.
À un équilibre entre les médianes subjectives des parties s’ajoute alors un autre élément qui est le goût du risque ou du défi, en un mot, le caractère.
Enfin, l’idée que les parties se feront de ce qui est juste affectera les termes de l’échange.
Ce que nous retiendrons cependant ici est que les termes de l’échange seront très probablement situés entre les médianes « subjectives » des deux parties.