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Deux collections visibles à Paris (2 : les Kremer)

Publié le 09 janvier 2012 par Marc Lenot

L’autre collection privée actuellement visible est aux antipodes de celle de Thomas Olbricht : un couple hollandais, se mettant à collectionner sur le tard, à cause d’un souvenir d’enfance, l’émotion ressentie devant la Fiancée Juive, s’en remettant d’abord à un galeriste de renom, puis, après son décès, travaillant eux-mêmes, apprenant, se formant, mais toujours privilégiant leurs émotions, leurs sensations plutôt qu’un schéma ou qu’une étude. Moyennant quoi, nous avons là sans doute la plus belle collection privée d’art du Siècle d’Or hollandais et flamand, qui tient sa place face à bien des collections muséales de par son ampleur, sa qualité (et aussi le fait que les Kremer, eux, n’hésitent pas à vendre une toile secondaire pour acheter un tableau désiré). Il faut donc aller absolument voir à la Pinacothèque (jusqu’au 25 mars) l’exposition de près de soixante de leurs pièces, en se souvenant de la collection royale montrée là il y a deux ans.

Deux collections visibles à Paris (2 : les Kremer)

Gerrit van Honthorst, Vieille femme examinant une pièce de monnaie à la lumière d'une lanterne (Allégorie de l'Avarice), c.1623, huile sur toile 75x60cm

Rien de royal ici, c’est une collection de tableaux peints (pour la plupart) pour des bourgeois hollandais du XVIIème, assemblée par deux bourgeois contemporains, Ilone et Georges Kremer : une lignée capitalistique. La présentation est fort bien faite, intelligente et didactique, parfois un peu trop (le clair-obscur est-il vraiment une conséquence de la Contre-Réforme, conférant à la lumière une dimension spirituelle ?). Le tableau le plus frappant est sans doute cette Vieille femme examinant une pièce de monnaie à la lumière d’une lanterne de Gerrit van Honthorst (vers 1623), tant par son thème que par sa facture : serait-ce là une allégorie de l’avarice ? Rien n’est moins sûr, ce peut tout aussi bien être une célébration du travail et de l’argent gagné. Les jeux de contre-jour et de lumière sont superbes, avec ce bras droit dans la pénombre et ces cercles qui se font écho, lunettes, broche et pièce, rondeur du turban au dessus du visage ridé mais empreint d’une certaine douceur matriarcale, me semble-t-il. Ce tableau de retour d’Italie ou Honthorst a sans doute découvert Caravage, a inspiré un autre tableau de la collection sur le même thème, de Matthias Stom, mais peut-être aussi son pendant masculin peint par Rembrandt quatre ans plus tard (qui, lui, est à Berlin).

Deux collections visibles à Paris (2 : les Kremer)

Rembrandt, Vieil homme en buste avec turban, c;1627/1628, huile sur bois, 26,5x20 cm

De Rembrandt, ici, trois plaques de cuivre gravées et surtout ce Vieil homme en buste avec turban de 1627/28, fantaisie orientale du jeune peintre : ce n’est pas encore un des grands portraits de sa maturité, mais on en trouve déjà, dans le jeu d’ombre sur le visage, dans la lumière sur le turban aux fils d’or, dans les rides autour des yeux, dans les plis du foulard, des signes éloquents.

Il y a ici des portraits (Frans Hals, Gerrit Dou, Abraham Bloemaert), des scènes de la vie quotidienne (Pieter de Hooch, Gabriel Metsu, Emanuel de Witte), des marines (Aernout Smit), des scènes religieuses (Jan Lievens, Jan van Bylert, et le splendide Reniement de Saint Pierre de Gerrit van Honthorst), des paysages (Aelbert Cuyp) et des natures mortes (Judith Leyster), toute la gamme des thèmes de ce siècle. Voici deux tableaux, de peintres moins connus, mais devant lesquels, critère clef, je me suis longtemps arrêté pendant ma visite.

Deux collections visibles à Paris (2 : les Kremer)

Adam Colonia, Incendie de village la nuit, c.1660, huile sur bois, 31,7x39,2cm

Cet Incendie de village la nuit, d’Adam Colonia, vers 1660, est peut-être inspiré du tableau voisin d’Egbert van der Poel sur le même thème, mais y ajoute une forte dramatisation qu’exacerbe sa composition diagonale avec le rougeoiement des flammes obliques et la pyramide des paysans se pressant sur le toit de la chaumière pour tenter d’éteindre le feu ou de sauver leurs meubles ; non seulement l’effet de lumière et d’ombre est saisissant, mais on est aussi frappé par le contraste entre l’agitation autour du brasier et le calme de l’eau au premier plan.

Deux collections visibles à Paris (2 : les Kremer)

Jan Davidsz. de Heem, Nature morte avec livres et globe, 1628, huile sur bois, 28,1x33,3cm

Enfin, cette Nature morte avec livres et globe, de Jan Davidsz. de Heem (1628), serait simple et claire, avec ces livres en vrac, ce globe indéchiffrable et cette plume d’oie soulignant l’effet de relief au premier plan, si ne se posait l’énigme du livre à la droite du globe, dans la lumière de la fenêtre : dans quel espace est-il ? Sur quoi repose-t-il ? Est-ce une maladresse du peintre ou une allégorie que nous ne savons plus déchiffrer ?

Donc, une fort belle collection, construite humblement (mais avec beaucoup d’argent), qui, à la différence de celle d’Olbricht, s’impose d’elle-même, sans discours qui l’estomperait. Il est dommage que trop peu de critiques d’art, peut-être aveuglés par leurs préjugés envers la Pinacothèque ("entre deux célèbres épiceries parisiennes"), n’aient pas rendu compte de cette exposition.

Photographies 1 & 2 courtoisie de la Pinacothèque, copyright photo : The Kremer Collection / Foundation A1etas Aurea. 


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