La version française récente est traduite de la version abrégée par Denis Kelly en 2002 des six volumes des Mémoires de Churchill. Ils forment déjà un plat consistant pour le lecteur, plus d’un demi-siècle après les faits. D’autant que Winston est un écrivain, il aime écrire, il aime les effets littéraires, il aime se mettre en scène dans l’Histoire. Une sorte de général De Gaulle anglais, auteur-interprète, sauf qu’il n’appartient pas à une nation vaincue mais à celle qui a résisté la première aux avances nazies, l’une des trois nations à avoir gagné la Seconde guerre mondiale.
Il est curieux que les éditions Gallimard n’aient pas cru bon jusqu’à aujourd’hui de faire une place à Winston Churchill dans leur monument de la Pléiade. Ils y ont bien mis des auteurs mineurs comme Marguerite Duras. Mais il est vrai que Simone de Beauvoir, bien plus talentueuse, n’a pas eu cet honneur, et qu’il a fallu bien des décennies avant que Charles de Gaulle y parvienne… Rappelons-nous aussi que l’attitude de l’éditeur a été ambigüe pendant l’Occupation et que des restes d’anglophobie ringarde peuvent expliquer que le Prix Nobel de littérature 1953 « pour sa maîtrise de la description historique et biographique » et « pour la défense des valeurs humaines » soit volontairement ignoré.
Cela ne va pas sans défauts : un certain dilettantisme à négliger les rapports préparatoires aux conférences puis à se lancer dans des improvisations catastrophiques, l’ignorance de la mentalité américaine portée au juridisme, une incompréhension de Staline jusqu’aux derniers mois de la guerre – ce qui est de la dernière naïveté face au dictateur sans scrupules.
Mais cela ne va pas aussi sans qualités : l’intuition militaire que la guerre sous-marine est vitale, que tout débarquement exige des péniches adaptées qu’il faut concevoir et construire bien avant, que la maîtrise de l’espace aérien permet tout, que la guerre classique n’est pas efficace sans forces spéciales. Il lance le Special Operations Executive (SOE) pour opérer des sabotages en territoires occupés, des Commandos qui deviennent un modèle dans toutes les armées jusqu’à aujourd’hui.
Le premier tome est sans conteste le plus vivant car la guerre est principalement européenne et Winston Churchill la supporte seul jusqu’à l’entrée en guerre des États-Unis. Le second tome brasse le monde et est cousu d’informations de seconde main car Churchill n’a ni tout vu ni participé à tout, bien qu’il voyageât beaucoup. Les États-Unis avaient conçu un superbe hydravion à long rayon d’action, le Skymaster, dont Churchill a supplié d’avoir un exemplaire. C’était plus sûr que les croiseurs pour échapper aux sous-marins et beaucoup plus rapide pour sauter jusqu’au Caire, à Washington, à Moscou, à Téhéran ou à Yalta…
Un lecteur français cherche ce que le vieux lion a dit de son pays. Il y lit la futilité française, le déni des gouvernants devant le danger, les petites luttes politiques et l’abandon de tout honneur pour quelques vanités (Darlan), ou par fatigue biologique sous la bannière usagée du vieillard Pétain. En chaque crise ne rejoue-t-on pas le même théâtre ? Celle de l’euro ne met-elle pas en scène les mêmes minables postures ? Si rares sont et ont été les De Gaulle… Le chapitre 8 du tome 1 est même intitulé « l’agonie de la France ». Churchill constate l’éclipse de la patrie de Napoléon durant quatre ans, après son effondrement de 1939, alors qu’elle se croyait « première puissance militaire du continent ». Se croire éternel triple A serait-il le vice caché des Français ?
Le pays ne resurgit du néant que vers 1944 avec l’armée de Leclerc et la Résistance, mais dans un état de faiblesse avancé. Il y eut bien sûr le général de Gaulle dès juin 1940, accueilli et soutenu en Angleterre par Churchill et que ce dernier surnomme « le connétable de France » (I p.343). Mais combien de divisions ? La flotte française, de loin la plus importante pour continuer la guerre, n’est pas entre ses mains. Pour le reste du personnel politique en 1940, c’est une assemblée de veules notaires de province à l’esprit étroit et défaitiste, caractérisés avant tout par « la surprise et la méfiance » (I p.344). L’aigri Laval, le vaniteux Darlan, le cacochyme Pétain – quelle brochette ! Si la France a fini par obtenir des trois Grands une zone d’occupation en Allemagne et un siège au Conseil de sécurité avec droit de veto à l’ONU, c’est bien sur l’insistance obstinée de Churchill, peut soucieux de partager la cage avec l’ours après le départ d’Europe des troupes américaines. C’est plus la géopolitique fondée sur les forces démographiques en présence que la reconnaissance de qualités françaises qui ont prévalues…
La leçon de Churchill, par-delà son époque, est justement qu’on ne transige pas avec la Bête. La liberté n’est pas compatible avec la foi, qu’elle soit pureté raciale, communisme laïc ou une quelconque religion révélée. L’égalité n’est pas compatible avec les règles d’un Livre, qu’il soit Bible, Coran, Manifeste du parti, Mon combat ou autres Petits livres rouge ou vert. La fraternité ne saurait surgir que dans le respect des différences, qui se conjuguent pour un même idéal de vie commune pacifique. Ce pourquoi Churchill, vieux royaliste britannique, a tout fait pour vaincre le nazisme qui était aux antipodes de ces valeurs-là. Et qu’il nous faut continuer avec les millénarismes d’aujourd’hui, qui sans cesse renaissent.
Le traducteur, François Kersaudy, est historien, enseignant à Oxford et à Paris 1, et l’auteur entre autres d’une biographie de Churchill (Le pouvoir de l’imagination) d’un De Gaulle et Churchill (La mésentente cordiale) et d’un recueil de citations du Premier britannique (Sentences, confidences, prophéties et réparties) . Il parsème de notes utiles à la lecture les affirmations du grand homme, les ramenant à leur juste et historique proportion.
Winston Churchill, Mémoires de guerre, 1948-1954, version abrégée avec épilogue 1959, traduit de l’anglais par François Kersaudy, Tallandier
tome 1 : 1919-1941, 2009, 446 pages, €27.55
tome 2 : 1941-1945, 2010, 636 pages, €28.40
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