Dès les premières pages, expulsée de mon quotidien, de mon siècle, je suis entré dans un ailleurs. « Deux hommes que cent cinquante ans séparent portent un même nom, un même visage » . Réaction des terre-à-terre ? « Ça ne se peut pas ». Ça ne se peut peut-être pas, mais Nicolas Gilbert a tout mis en œuvre pour que j’y croie. Je ne pourrais expliquer sa technique, que j’apparente au tour de magie devant lequel tu restes incrédule. Mais, le résultat est là, tu ne peux nier.
Les deux hommes, à un siècle et demi de distance, partagent la même flamme amoureuse, une Marie. Pas la même occupation. Un est imprimeur puis photographe en 1836, l’autre écrivain puis traducteur en 1986. J’en profite pour préciser que les curieux de l’art de la photographie au 19e siècle seront comblés, personnellement, ces techniques très bien expliquées m’ont intéressée. D’ailleurs, ce François Meunier du 19e siècle m’a généralement captivée plus que le moderne.
On suggère aussi que les deux sont des ratés. Je n’ai pas vécu leur condition humaine ainsi. Peut-être ratent-ils des rendez-vous avec l’amour, peut-être se cachent-ils derrière la lettre, au sens large et restreint, ce qui fait naître une envie de les secouer. Mais se laisseraient-ils faire ? Leur caractère est fort, ce sont des têtus. Ils disposent de peu de miroirs pour leur renvoyer qui ils sont, puisqu'ils ne laissent pas entrer facilement des personnes dans leur intimité.
Il vaut la peine de ménager le mystère qui fait le charme de cette histoire, on peut même dire la force. C’est le bijou enfermé dans le trésor verrouillé à double tour. Tout au long des pages que l’on tourne avec empressement, tout en se délectant du style parfait dans son genre classique, l’énigme nous porte. Rarement ai-je été aussi mélangé dans un roman, pas perdue, agréablement mélangée. On a joué avec moi comme le chat avec la souris et j’ai fini par confondre les deux personnages. C’était voulu. Enfin, j’imagine. Si ce ne l’était pas, eh bien, c’est réussi, les lignes de destin se rejoignent tant que j’ai fini par confondre les François Meunier : lequel est lequel !?
Décidément, après « Le Récital » que j’ai aussi aimé, ce Nicolas Gilbert ne me déçoit pas.
« La fille de l’imprimeur est triste » est son troisième roman, publié chez Leméac, juillet 2011, 238 p.