Take Shelter
de Jeff Nichols
Take Shelter ou le nouveau cinéma américain.
Curtis Laforge est un humble père de famille américain, et un honnête ouvrier. Mais son quotidien bascule brutalement alors qu’il est soudainement envahit de visions apocalyptiques qui le réveille en pleine nuit. Une tempête approche…
Je me suis juré de ne dévoiler qu’un minimum d’informations concernant ce long-métrage qui, je dois dire, m’a comblé d’espérance, en cette nouvelle année 2012. Je pense, en effet, qu’il vaut mieux plonger dans Take Shelter, avec un minimum d’informations, et le moins d’appréhension possible. Mais mon rôle est de vous convaincre, de vous séduire, et surtout, de vous détourner de l’infâme Anonymous de Roland Emmerich ! (Voir ma critique sur Iconophages). Pour cela donc, laissez moi vous offrir quelques données.
Le cinéma indépendant américain des années 2000 est passionnant, car il est, en de nombreux points, comparable au nouvel Hollywood des années 1970, et sa vague de jeunes réalisateurs cinéphiles et talentueux (Coppola, Cimino, Scorcese, Spilerberg, Friedkin et bien d’autres). Ces réalisateurs avaient su, à l’époque, conjugués les thématiques hollywoodiennes du sacrée et de la croyance en l’image, avec une autre approche, moderne, sombre, prosaïque, renonçant à donner aux œuvres un sens plein (sur ce point, Spielberg se démarque volontiers de ses camarades).
Reste que Hollywood est sortit plus que grandit de cette décennie, grâce notamment à ces nouveaux regards, ceux de cinéastes en phase avec leur temps. Sa mue s’est faite de l’intérieur.
En 2000, la modernité ne s’est pas fait pleinement au sein même des studios hollywoodiens, mais plutôt en marge. Porté par les succès indépendants de Tarantino, des frères Cohen, ou de Steven Soderbergh dans les années 1990, le cinéma américain a su trouver un autre terrain, plus libre et moins contraignant. Le succès de Darren Aronofsky et de son Black Swan (2011), la reconnaissance critique de The Fighter (2011), ou le succès des films de Sofia Coppola, en sont, cette année, les exemples les plus représentatifs.
Take Shelter en est une nouvelle preuve, venant appuyer cette thèse. Le film de Jeff Nichols reprend des thématiques hollywoodiennes connues de tous, et les détournent au profit d’une vision plus dérangeante, mais tout aussi poétique. Curtis Laforge a tout du Roy Neary de Rencontre du troisième type (1970) que le film prend plus ou moins comme référence. On y retrouve, en effet, nombre d’obsessions propre au cinéma de Spielberg : La banlieue américaine, le foyer et le rôle du père, l’arrivé du surnaturelle et ses conséquences sur l’individu, son rapport à la société qui l’entoure.
La problématique de la croyance est au centre du film (les vision de Curtis sont elles fondées ?) et les séquences apocalyptiques obéissent aux codes spectaculaires du cinéma hollywoodien. L’homme et le divin sont confrontés dans le cadre, l’un en premier plan, l’autre au second. Un dispositif sublime (au sens burkien du terme), qui met en scène le regard vers le hors champs, et la croyance en des forces supérieurs qui nous dépassent. Curtis, tel un Noé construisant son arche, tient le rôle du prophète, celui qui, avant tout le monde, voit la fin de l’humanité.
Mais l’approche de Jeff Nichols se démarque clairement du traitement hollywoodien. Le récit est heurté par un montage qui laisse respirer les plans, et fait monter une tension sourde. Le spectateur est guidé, mais le rythme du découpage lui laisse de temps de contempler chaque images. C’est que Nichols opte pour le cinémascope, soit la marque du grand spectacle hollywoodien, tout en en faisant une utilisation très sage. Le cinémascope est si large qu’il permet d’englober sans mal les personnages et leurs interactions avec le décors. Par conséquent, la caméra bouge très rarement,
laissant les yeux naviguer dans le cadre. Le décors oppose l’homme et la nature dans un traitement proche de l’Americana, soit les récits fondateurs des États-Unis, que le nouvel Hollywood avait d’ailleurs su parfaitement retranscrire dans Les moissons du ciel (1978) ou Les portes du paradis (1980). L’image se compose de trois couches : Le vert des pelouses, le jaune des champs, le bleu du ciel, et au premier plan, la maison. Un décors grandiose, pour une expérience des plus intimes.
Le film ne créer pas une bulle hors du temps, qui jouerait sur les archétypes et le symbolisme, il plonge au contraire de plein fouet dans notre réalité, voir notre actualité. On suit le quotidien de la famille Laforge avec une grande rigueur, leurs problèmes d’argent, et le traitement de leur fille sourde et muette. La crise économique, les attentats du onze septembre, sont autant de traumatismes qui parcourent toute l’œuvre et l’enracine dans un contexte crédible, auquel le spectateur sera familier.
Une idée magnifique, car les visions de Curtis, disséminées avec parcimonie, n’en sont que plus spectaculaire, et se chargent d’une véritable dimension mystique. L’irruption du surnaturelle fait contraste et fascine. Si Curtis est un Noé moderne, l’individualisme d’une société éclatée le poussera à protéger uniquement sa famille, et non à sauver l’humanité entière. Au grand arche se substitue alors un petit abris anti-tempête.
Take Shelter est aussi un grand film subjectif. Collé au personnage, nous vivons intensément l’expérience avec lui, jusqu’à atteindre une étrange empathie. On retient son souffle, jusqu’à ce final splendide, que je me garderai bien de raconter. Car l’enjeu est le suivant. Nichols finit t-il sur une note sacrée, réactivant la croyance hollywodienne en une force supérieur, ou bien nous offre une t- il, au contraire, une fin déceptive et frustrante, renvoyant l’homme à son néant d’incertitude ? Car en ces temps difficiles, là est tout l’enjeu du cinéma moderne.
C. Levassort