Un livre intéressant en ce qu’il appelle à revaloriser l’activité industrielle, en déconfiture en France. Artus et Virard rappellent toutes les raisons qui font que l’industrie est nécessaire à la bonne santé économique d’un pays (contrairement aux élucubrations que l’on peut encore lire sous des plumes fort autorisées- cf. cette référence à un article de Julia Cagé). Le livre est beaucoup moins convaincant pour ce qui est des explications.
Quelques notes utiles sur les dangers de la désindustrialisation
Sur l’idée fantasque que les technologies de l’informatique et de la communication (TIC) vont relayer les pertes d’emplois dans l’industrie, les auteurs rappellent que les TIC aux USA font à peine 4% des emplois. C’est bien trop faible pour remplacer les salariés des usines qui ferment les unes après les autres (la France est passée en dix ans de 24% de son PIB pour l’industrie à 14%, correspondant à une perte de 500 000 à 700 000 emplois industriels).
Autre rappel : l’industrie paie mieux. En France, un emploi industriel est en moyenne payé 45% en plus.
Un rappel vital : l’endettement naît de la désindustrialisation (« la désindustrialisation implique aussi un déficit commercial chronique, puisque le pays qui en souffre doit importer les produits industriels qu’il ne produit plus mais continue bien sûr à consommer. Or, qui dit déficit extérieur permanent dit également hausse continuelle de l’endettement extérieur, ce qui constitue une autre cause de la crise lorsque la dette extérieure devient insupportable […] Une France sans industrie devra donc s’atteler à la réduction de son déficit courant (54 milliards d’euros pour 2011), ce qui implique une très forte contraction de la demande intérieure. Cela suppose une politique budgétaire pour le moins restrictive ou la baisse des salaires, et plus sûrement les deux. On en voit les premières traces en 2010 avec un ralentissement de la hausse du salaire réel par tête à 0,5% […] Quant à la politique budgétaire restrictive, la loi de finances pour 2012 en offre déjà un avant-goût avant que l’élection présidentielle franchie, on passe aux choses sérieuses ».)
L’explication de la désindustrialisation par un mauvais positionnement français
Selon les auteurs, si la France n’exporte plus et que son industrie s'étiole, c’est faute d’un positionnement correct.
L’industrie française serait assise sur quelques niches technologiques (dont Airbus), alors que l’industrie allemande serait, quel que soit le secteur, positionnée sur du haut de gamme.
D’autres explications sont invoquées, avec des justifications qui relèvent parfois de la philosophie de comptoir (par exemple l’idée que le principe de précaution nuit à l’industrie. Peut-être est-ce vrai, mais de ce point de vue, l’opinion publique allemande est probablement plus sévère encore qu’en France – ne serait-ce que sur le nucléaire par exemple).
L'explication par l'euro, rejetée bien paresseusement
Artus ne nie pas que l’euro a eu un effet néfaste sur l’industrie française : « un examen attentif des chiffres […] permet de dater l’aggravation de la désindustrialisation des pays du « sud » de la zone euro au tournant du siècle. Autrement dit, au moment de la création de l’euro. Une coïncidence qui n’en est peut-être pas tout à fait une. […] Pour éviter la désindustrialisation accélérée, il aurait fallu que les pays positionnés en milieu de gamme, et notamment la France, puissent jouer une fois de plus sur une dépréciation réelle de leur taux de change, or c’est exactement le contraire qui s’est produit. A partir de 2002, l’euro a commencé à s’apprécier en termes réels alors qu’il s’était déprécié depuis le milieu des années 1990. »
Pire, l’absence de risque de change accroît la spécialisation des économies européennes : « la spécialisation productive associée à l’unification monétaire fabrique bel et bien de la divergence, un phénomène désormais évident, douze ans après la création de l’euro. »
Des remèdes peu convaincants
« il faut se doter des institutions capables de résister aux effets de l’euro sur l’économie ».
Le lecteur notera qu'il s'agit bien de se vacciner contre l'euro, clairement présenté ici comme un mal.
Seule piste évoquée : renforcer le fédéralisme budgétaire, pour financer la réindustrialisation des pays du sud de la zone. Les auteurs soulignent cependant qu’il y a peu de raisons que l’Allemagne accepte cela.
Par ailleurs, sur ce terrain, on reste dans le nébuleux et le yaka : il nous faut « sortir de la crise européenne par le haut en convaincant nos partenaires d’avancer dans la voie de la solidarité financière, de la responsabilité budgétaire collective, de l’harmonisation fiscale et de la coordination des politiques économiques compatibles avec le retour de la croissance dans la région et la réindustrialisation du continent. »
Outre que tout cela est fort vague et déjà inscrit dans les traités européens, rien n’interdit d’imaginer une « réindustrialisation du continent » limitée aux régions industrielles les plus fortes : l’Allemagne et ses sous-traitants des pays de l’Est.
Dans le même temps, le lecteur ne pourra que constater que pas une ligne de Artus et Virard n’invite à prendre en compte un seul bienfait de l’euro. Rien. L’euro n’est pas cité une fois comme apportant un bénéfice quelconque à l’économie française.
Le contre-exemple suédois
Artus et Virard relèvent que seuls deux pays ont pu efficacement se réindustrialiser. Pour la Suède, success story la plus évidente, ils notent que «le taux de change effectif réel de la couronne suédoise n’a cessé de baisser lui aussi depuis quinze ans, apportant sans conteste sa pierre à la réindustrialisation du pays ».
Des remèdes nationaux très insuffisants
Les remèdes précédemment invoqués sont du domaine de l'impossible - ils relèvent d'une hypothétique coordination européenne. D'autres remèdes sont applicables au niveau national selon les auteurs.
- Au lieu de miser sur ses grands groupes, la France devrait ainsi encourager le développement de ses PME-PMI – pour reconstituer l’équivalent du Mittelstand allemand. Ces mesures sont déjà en marche : «…de ce point de vue, il faut souligner que le FSI et le Commissariat général à l’investissement sont deux créations récentes qui montrent que l’on évolue dans le bon sens. »
- Artus et Virard recommandent non une TVA sociale mais une CSG sociale : un report massif des charges sociales pesant sur les salaires vers la CSG, ce qui aurait l’avantage de faire financer plus encore la protection sociale par les revenus du capital. Je trouve l'idée pertinente, qui permettrait de temporiser en regagnant quelques points de compétitivité. De là à rattraper une surévaluation de l'euro de 30% ?
- Un small business act pourrait également renforcer les PME-PMI, auxquelles serait réservée une fraction des commandes publiques. La compatibilité de cette mesure avec les règles européennes est incertaine, notamment parce qu’un SBA européen existe depuis 2008[1], parfaitement inefficace comme la plupart des initiatives européennes.
Par ailleurs et enfin, Artus et Virard prônent parfois des mesures radicalement opposées à la philosophie libérale de l’Union européenne : ils regrettent ainsi, dans leur conclusion, que l’opérateur historique, dans les télécoms, soit obligé de fournir ses services à prix coûtant à ses concurrents, limitant ainsi sa capacité d’investissement. Le même regret pourrait être exprimé dans l’énergie (où EDF subventionne ses concurrents) et pour le transport ferroviaire (où la SNCF désinvestit pour financer RFF, qui veille au grain pour les futurs concurrents de la SNCF).
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Au final, face à une défense aussi peu passionnée de l'euro, on peut se demander si Artus n'a pas, en réalité, donné pas mal de cartes à ceux qui souhaitent en finir avec cette monnaie nuisible.
Un lecteur désireux de trancher entre les révérences obligées envers l’euro et les faits énoncés par Artus et Virard peut en effet être amené aux conclusions suivantes :
1 - L’euro a indéniablement ruiné l’économie française et son industrie en particulier, laquelle conserve de beaux restes mais est très fortement menacée.
2 - La poursuite de la désindustrialisation serait politiquement dramatique : « il est même impossible d’exclure une nouvelle catastrophe, dont la violence pourrait être à la mesure des déséquilibres économiques et sociaux créés par les politiques mises en œuvre ».
3 - Les remèdes préconisés par Artus sont soit déjà partiellement mis en place et peu efficaces (FSI, Small Business Act), soit très largement illusoires (fédéralisme budgétaire européen).
4 - Le repositionnement en haut de gamme de l’économie française est probablement souhaitable à moyen terme. Mais expliquer par ce phénomène la désindustrialisation française est illusoire. On ne voit pas bien pourquoi la balance commerciale française était excédentaire de 1995 à 2004, alors que le positionnement en gamme de l’industrie française n’a probablement pas changé en sept ans – et alors que la baisse du dollar (qui équivaut à une surévaluation de l'euro que personne en conteste), elle, est indéniable depuis 2000 - cf. le graphique ci-dessous, réalisé en exclusivité pour mes lecteurs.
Source balance commerciale :
http://www.insee.fr/fr/themes/tableau.asp?ref_id=NATnon08460
Source valeur du dollar en franc puis euro :
5 - Le principe du rasoir d’Ockham : si l’on peut invoquer de multiples raisons pour expliquer partiellement la désindustrialisation française, l’explication la plus massive et la plus évidente est la hausse de l’euro et l’impossibilité de recourir à la dévaluation.
6 - S’il s’avérait impossible de mettre très rapidement en place une dynamique européenne de croissance (et on ne voit pas ce qui pourrait le permettre, alors que ce qui l’interdit est évident), il y a un fort risque d’explosion sociale.
7 - En conséquence, la solution qui s’impose s’apparente à celle d’Alexandre face au nœud : plutôt que d’essayer de démêler les contraintes multiples de l’harmonisation européenne, il importe de sortir de ce système, en commençant par abandonner l’euro.
Le reste n’est qu’enrobage destiné à permettre à Artus de conserver sa place au Siècle et son job chez Natixis. Sur ce sujet, on lira une belle citation de Léo Strauss dans La persécution ou l'art d'écrire, suivie de l'application à plusieurs notes de Patrick Artus.
[1] http://ec.europa.eu/enterprise/policies/sme/small-business-act/index_fr.htm