Magazine Culture

La connaissance objective

Par Abigemuscas
Lorsque je lis un livre qui me paraît offrir desperspectives profondément éclairantes sur un champ très vaste, je suis un peuembarrassée pour en rendre compte ; ce que j’en retiens à la premièrelecture me paraît insignifiant face à l’envergure du livre, et je crains d’insulterl’auteur (ou de me couvrir de ridicule) en tentant un résumé – a fortiori uneanalyse. L’Ethique de Spinoza m’a fait cet effet, la Connaissance objective deKarl Popper également. Essayons tout de même ; ce que je pourrais dire netraduira que ce que la lecture de Popper aura changé pour moi, et non, sansdoute, ce qu’elle pourrait faire pour vous.
Karl Popper est l’homme qui a fait admettre, voilà déjàplusieurs décennies, qu’une théorie scientifique ne peut se prouver ; onne peut que la critiquer et chercher à en démontrer la fausseté. C’estégalement lui qui a tenté d’établir où se situait la frontière entre lesthéories scientifiques et celles qui ne le sont pas, au moyen notamment ducritère de falsifiabilité (une théorie pour laquelle on ne peut imaginer derésultat qui la contredirait n’est pas scientifique au sens de Popper : c’estle cas notamment des théories psychanalytiques, ou bien, comme il est apparu àl’usage, du matérialisme dialectique). Il a également développé, et il l’évoquedans ce livre, un critère (théorique) de « préférabilité » desthéories, et montré que les théories répondant à un problème donné constituentun ensemble au moins partiellement ordonné au regard de ce critère.
La connaissance objective est un recueil d’articles et deconférences qui s’intéressent à la nature de la connaissance, à la façon dontelle se crée dans l’individu et dont elle s’objective hors de celui-ci. Laconnaissance y est présentée sous un angle biologique, comme une « extensionexosomatique » des êtres humains – au même titre que les toiles sont des extensionsexosomatiques des araignées qui conditionnent en retour le mode de vie desditesaraignées. Popper conçoit le monde de la connaissance objective comme distinctdu monde physique et du monde mental, la connaissance ne se limitant ni à sonsupport physique, ni à l’état mental de qui connaît ; pour autant ce mondede la connaissance agit de façon évidente sur le monde physique. Popper n’estcependant pas un émule servile de Platon : les Idées diffèrent deshabitants du « monde 3 » de Popper en ce qu’elles sont éternelles,indépendantes de l’homme et essentielles, au sens où il s’agit de concept dontla définition est le principal intérêt. Or Popper ne s’intéresse pas tellementaux concepts, et rechercher l’essence de quelque chose lui paraît être unexercice assez vain – d’autant plus vain que les définitions s’appuient sur desmots ou des symboles, c'est-à-dire, in fine, sur d’autres définitions. Ilrecommande même d’adopter systématiquement, en cas de controverse sémantique, levocabulaire de la partie adverse, afin d’assurer que la discussion porte biensur le fond : le fond, c’est-à-dire les problèmes et les théories qui sontformulées en réponse.  
La théorie est l’objet préféré de Popper, de toute évidence.Sans aucun lyrisme (Popper me fait désespérément penser à un Hobbit), ilparvient à faire partager cette partialité au moyen notamment d’une trèséclairante théorie de la connaissance qu’il oppose à ce qu’il appelle la « théoriedu seau ». Pour les (très nombreux) adeptes de la théorie du seau, l’espritse remplit peu à peu de connaissance à partir des observations des sens et ilinduit de ces observations les généralisations, corrélations et liens decausalité qui ordonnent peu à peu sa connaissance du monde. Popper est d’accordavec Hume pour affirmer que rien, dans la répétition d’observations, ne peutjustifier logiquement l’induction de lois générales. Il suggère que leprocessus psychologique est en fait inverse, et logiquement valide, au sens oùil s’agirait d’un processus critique : l’esprit construirait des théories(certaines théories étant en fait innées) qui orienteraient les observationspar lesquelles il confirmerait ou infirmerait ses théories. Popper appuie cetteconception par ce qu’il connaît, par exemple, de la vision chez le chat (ou, enfait, chez n’importe qui) ; l’œil et le cerveau étant conçus pour traitercertaines informations et les interpréter d’une certaine façon, ce quicorrespond, de fait, à une théorie sur pattes – l’espèce chat postule qu’ungros corps mobile doté de dents pointues ne se mange pas alors qu’un petit corpsmobile à longue queue se mange, et ses circuits de perception et de réactionsont adaptés à cette théorie. Plus largement, certaines espèces postulent quela lumière apporte des informations utiles alors que d’autres n’ont pasapprofondi cette théorie. Naturellement, Popper s’intéresse ensuite à l’évolutiondes espèces - qu'il présente comme un processus d'émergence et de suppression de théories en réponse aux problèmes de la reproduction, du mouvement, etc - en proposant notamment l’hypothèse selon laquelle, les mutationsphysiques n’ayant que très peu de chances d’être favorables à court terme, lamutation évolutive de base modifie d’abord le comportement, rendant par suitefavorable certaines mutations physiques.
Pourquoi ce livre m’a-t-il tellement plu  (vous demandez-vous sans doute si vous avezeu le courage de lire les paragraphes qui précèdent) ? Parce qu’il me rendl’espoir qu’une discussion objective soit possible, même si c’est seulementdans le champ scientifique. Parce qu’il redonne un contenu à l’idée de véritéobjective (tout en annihilant toute prétention à atteindre effectivement cettevérité : le critère adéquat étant en fait la « vérisimilitude »ou caractère de ce qui semble, en l’état de la discussion, le plus près de lavérité). Parce qu’il évacue du champ de la discussion le problème des concepts –et avec eux, je le soupçonne, toute la subjectivité qui s’attache à une essenceforcément gonflée d’expérience. (Popper n’extirpe pas pour autant lasubjectivité du monde ; il convient volontiers que la passion est lemoteur de l’action). Plus qu’une satisfaction intellectuelle, la lecture de celivre m’a été un immense soulagement, en confortant des intuitions jusque là péniblementformulées et mal étayées. Karl Popper ne contribuera certainement pas à merendre plus tolérante aux absurdités quotidiennes de conversationsperpétuellement truffées de jugements de valeur, et ne me rendra donc vraisemblablementpas plus sympathique (et peut-être même encore moins). Mais il me conforte dans mon orientation personnelle qui est, je crois, avant toutcritique.
La connaissance objective, Karl Popper, 1971Trad JJ Rosat

Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Abigemuscas 2 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte