« Préludes et autres fantaisies » : le Bach brillant et familier de Violaine Cochard

Publié le 07 janvier 2012 par Jeanchristophepucek
Cornelis Troost (Amsterdam, 1696-1750),
Famille réunie autour d’un clavecin, 1739.
Huile sur toile, 94 x 82,5 cm, Amsterdam, Rijksmuseum.
[une image en haute définition est disponible ici]
Pour ses deux premières parutions, le tout jeune label agOgique a mis les petits plats dans les grands en misant sur des artistes dont la discrétion n’a d’égal que le talent. Après avoir rendu compte de La Nascita del Violoncello de Bruno Cocset et des Basses réunies, salué ici même comme un des disques de l’année 2011, je souhaite commencer ce nouveau cycle de chroniques par Préludes et autres fantaisies, le récital que Violaine Cochard consacre à Johann Sebastian Bach, une entreprise que son caractère éminemment personnel place un peu à part de ce qui se fait habituellement dans ce domaine. Cet enregistrement immortalise, en effet, la rencontre entre des pièces dont tout amateur mesure l’importance dans la littérature pour clavier du XVIIIe siècle et un instrument d’exception ressuscité, avec tout le talent qu’on lui connaît, par Laurent Soumagnac, dont les photographies du livret documentent quelques étapes d’un travail tout d’amoureuse précision. On ne propose plus guère aujourd’hui de programmes comme celui qui a été concocté par la claveciniste, un véritable bouquet composé avec le cœur pour seul guide dont la visée n’est pas d’être exhaustif ou de faire référence, mais d’offrir un disque de plaisir que l’on déguste comme un vin de soif. Violaine Cochard a donc fait le choix, à côté de pièces isolées tels des Préludes, des Fantaisies ou des Toccatas, d’en extraire d’autres de recueils constitués comme les Inventions et Sinfonies (Sinfonies nos 5 et 11, BWV 791 et 797) ou Le Clavier bien tempéré (Prélude et fugue en fa mineur, BWV 881), voire d’isoler des mouvements, ici le Prélude de la Suite anglaise n°2 BWV 809 ou la Gigue de la Partita n°1 BWV 825, là le Capriccio de la Partita n°2 BWV 826 et la Sarabande de la fragmentaire Suite en fa mineur BWV 823, une décision qui pourra surprendre à une époque pour laquelle la présentation intégrale des œuvres demeure un principe fort. Le danger de la fragmentation ou du manque d’unité qui pourrait menacer cette réalisation est heureusement annihilé par une organisation extrêmement intelligente des pièces ; de la première à la dernière, une véritable progression est ménagée, avec ses envolées, ses tensions et ses détentes. Mieux encore, cette heure de musique prend très rapidement l’apparence d’un concert offert à un auditoire de familiers, en même temps que s’en dégage un portrait crédible de Johann Sebastian Bach où sont illustrées, grâce à des pièces de provenance et de dates différentes, toutes les influences qui traversent sa musique pour clavier, du goût pour l’aventure hérité du Stylus Phantasticus (Toccata BWV 913) aux visées pédagogiques de haut vol des Sinfonies, une production dans laquelle le sens mélodique à l’italienne et le caractère chorégraphique venant de France sont unifiés par le sens de la structure et la science du contrepoint que l’on connaît au compositeur.
L’autre vedette de ce récital est le magnifique clavecin qu’il donne à entendre et qui connaît ici son premier enregistrement mondial. Restauré en 2007 par les soins de Laurent Soumagnac et de son Atelier du clavecin (voir le lien à la fin de cette chronique), cet instrument est probablement un des premiers réalisés, vers 1740, par le facteur anversois d’origine allemande Joannes Daniel Dulcken (1706-1757), puis modifié à la faveur de son changement de décor, effectué à Venise par le peintre Michaele Albani vers 1754-1764. La réalisation de sculptures sur l’éclisse, la joue et la pointe (voir ici pour la localisation de ces pièces sur la caisse d’un clavecin) dans ces années en a, parfois très notablement, aminci le bois, ce qui a eu pour effet de donner à sa sonorité, tout en préservant l’essentiel de sa densité flamande d’origine, un brillant et une légèreté très italiens. Petit miracle dû à l’histoire de l’instrument, cette rencontre entre deux écoles de facture résolument différentes rend parfaitement justice à la dimension à la fois septentrionale et méridionale de la musique de Bach, qui, héritier majeur de la tradition d’Allemagne du Nord reçue des mains de Buxtehude, était fin connaisseur, sans pourtant s’y être jamais rendu, de ce qui se produisait en Italie, comme le montrent, entre autres, ses transcriptions d’œuvres de Vivaldi. Comme je le rappelais en préambule, Violaine Cochard (photographie ci-dessous) est une artiste discrète, dont chaque nouveau disque, en soliste ou au sein de l’ensemble Amarillis, est attendu avec confiance par tous ceux qui, de plus en plus nombreux, goûtent son art concentré et attentif d’où tout effet de facile est banni. Ce récital ne fait pas exception à la règle et, dès les premières secondes du Prélude de la Suite anglaise n°2 en la mineur BWV 809 qui l’ouvre, il entraîne l’auditeur dans un univers immédiatement séduisant, tout de densité mais aussi de luminosité. La claveciniste, s’appuyant sur des moyens techniques particulièrement sûrs, dont une précision et une souplesse du toucher qui permettent au clavecin, capté par Alessandra Galleron avec une transparence sans artifices et une ampleur maîtrisée, de déployer de splendides couleurs, peut se concentrer uniquement sur la conduite du discours musical et offrir aux pièces la possibilité d’exprimer le meilleur d’elles-mêmes. On aurait tort de croire que sa manière toute d’élégance et de raffinement va la conduire à une certaine forme d’aplanissement des contrastes et des dynamiques ; il n’en est rien et, pour vous en convaincre, écoutez la puissance mais aussi la finesse avec laquelle la Fantaisie en la mineur BWV 922 est déclamée et tenue. Violaine Cochard réussit également, tout au long de ce disque, à atteindre un parfait équilibre entre la rigueur indispensable pour que de vastes architectures comme la Toccata en ré mineur BWV 913 ne s’effritent pas et la liberté nécessaire pour rendre les humeurs fantasques de telle Fantaisie ou de tel Capriccio, sans oublier d’instiller ce qu’il faut de vigueur pour que les pièces inspirées par la danse conservent tout leur caractère. Mais une des plus belles réussites de cette réalisation réside sans doute dans l’étonnante sensation de proximité, de familiarité qu’elle dégage, découlant non seulement d’un travail préparatoire de qualité ayant permis à l’interprète de mûrir sa vision, mais aussi de sa volonté de faire vivre et de transmettre cette musique avec le plus de spontanéité et de naturel possible. On est ici très loin du Bach hiératique et s’adressant à Dieu seul que s’est plu à propager l’imagerie romantique ; ici, nous écoutons un compositeur d’une simplicité et d’une franchise réellement émouvantes qui s’adresse à nous à hauteur d’homme, sans que son envergure en soit pour autant rapetissée.
Je vous recommande donc doublement ce disque Bach de Violaine Cochard, non seulement parce qu’il donne à entendre des pièces et un instrument également superbes, mais aussi parce qu’il permet, pour ceux d’entre vous qui ne la connaîtraient pas encore, de découvrir et, pour les autres, de retrouver telle qu’en elle-même une formidable musicienne que l’on espère voir très bientôt mettre de nouveau l’acuité et la fraîcheur de son regard au service de ce répertoire et de bien d’autres.
Johann Sebastian Bach (1685-1750), Préludes et autres fantaisies
Violaine Cochard, clavecin Joannes Daniel Dulcken, c.1740
1 CD [durée totale : 62’24”] agOgique AGO002. Incontournable Passée des arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Prélude en ut mineur, BWV 999
2. Partita n° 2 en ut mineur, BWV 826 : Capriccio
3. Fantaisie en la mineur, BWV 922
Illustration complémentaire :
La photographie de Violaine Cochard, utilisée avec l’autorisation du label agOgique, est de Mariana Depozzi.
Exploration complémentaire :
Découvrez le travail de Laurent Soumagnac et de l’Atelier du clavecin en suivant ce lien.