Pendant près de trente ans, il s'acharna à faire connaître la machine qu'il avait inventée ; mais il ne rencontra dans son pays qu'indifférence, hostilité. Et lorsque, épuisé et désespéré, il mourut en 1857, il laissait sa femme et ses enfants dans un état voisin de la misère.
Cet homme s'appelait Barthélémy Thimonnier. Il était né à l'Arbresle, près de Lyon, en 1793. Venu tout enfant à Amplepuis,
Mais tout en tirant son aiguille, le petit tailleur, qui avait l'intelligence vive et l'esprit inventif, songeait à simplifier sa besogne par la construction d'un métier capable de coudre et de broder mécaniquement.
En 1825, il vint s'établir à Saint-Etienne et s'appliqua à réaliser son rêve. Quatre années il y travailla. Enfin, en 1829, il réussit à fabriquer un métier à coudre au point de chaînette, premier essai de la machine à coudre que le musée historique des tissus de Lyon conserve aujourd'hui.
Un dessinateur de l'Ecole des Mines, de Saint-Etienne, avec lequel il s'associa, fit les dessins et fournit l'argent nécessaire à la prise d'un brevet ; une Société fut constituée pour l'exploitation, et les deux associés s'en vinrent à Paris, pleins d'espoir.
Dans un local de la rue de Sèvres, ils installèrent en 1830 un atelier pour la confection des vêtements militaires. Quatre-vingts métiers à coudre furent construits sur les modèles de Thimonnier. Les commandes affluaient quand l'invention nouvelle déchaîna contre elle une véritable émeute. Les ouvriers tailleurs, voyant dans la machine de Thimonnier ne concurrence de nature à modifier à leur détriment les conditions de la main-d'oeuvre, envahirent l'atelier, brisèrent les métiers et menacèrent l'inventeur de lui faire un mauvais parti.
Épouvante, ruiné, Thimonnier, qui n'avait pu sauver à grand'pene qu'un seul de ses métiers, reprit tristement la route d'Amplepuis où il rentrait en 1832, plus pauvre qu'il n'en était parti.
Deux ans plus tard, ayant oublié ses déboires passés, il revenait dans la capitale. Il avait apporté diverses améliorations à sa machine, et il espérait bien, cette fois, voir le triomphe de son invention... Plus malheureux encore que lors de son premier voyage, il ne parvint pas même à y intéresser qui que ce fût. Il lutta, dépensa juqu'à son dernier sou, et quand il fut à bout de ressources, il se décida seulement à regagner Amplepuis.
Mais comme il n'avait plus de quoi monter dans les voitures publiques, le pauvre homme partit à pied. Il emportait sur son dos sa chère machine et quelques marionnettes du guignol lyonnais avec lesquelles il comptait gagner son pain en cheminant.
De fait, il s'arrêtait dans les villages et donnait des représentations en plein vent ; et quand les paysans avaient bien ri aux facéties de Guignol et de Gnafron, Thimonnier quittait la gaudriole pour le genre sérieux. Il exhibait son métier à coudre et le faisait fonctionner devant son auditoire. Et puis il faisait la quête pour payer ses frais d'auberge et continuait sa route.
De retour à Amplepuis, le pauvre inventeur se remit au travail. Il fabriqua des métiers et parvint même à sen vendre quelques-uns. Enfin, après plus de vingt ans d'efforts, il trouva un commanditaire à Villefranche (Rhône) et put entreprendre la fabrication en grand de sa machine qu'il n'avait cessé de perfectionner. Mais peu après, la Révolution de 1848 vint bouleverser une fois de plus les espérances et les projets de l'inventeur.
C'est alors que, désespérant de pouvoir jamais imposer son invention en France, Thimonnier s'en fut exposer sa machine en Angleterre. En ce pays de sens pratique, elle eut tout de suite un grand succès.
Rentré en France, il l'envoya à l'Exposition de 1855. Elle y remporta une médaille de 1er classe, et le rapporteur du jury témoigna dans son rapport, que c'était là le type qui avait dû servir à toutes les machines du même genre construites en Amérique et ailleurs.
Enfin, Thimonnier obtenait un témoignage officiel de la priorité de son invention. Mais c'était tout ce qu'il devait obtenir. Il n'en pouvait tirer aucun résultat pratique, aucun profit, et il mourait deux ans plus tard dans une véritable détresse.
L'histoire si navrante que je viens de conter est trop souvent celle des inventeurs... en France, du moins. Alors qu'en Amérique Edison, par exemple, a dû à ses inventions la fortune et la gloire, chez nous la plupart des inventeurs sont morts, comme Thimonnier, dans l'indifférence ou dans l'oubli.
Ernest LAUT - Article publié dans "Le Petit Journal" en 1907
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