En ouvrant quelques cartons oubliés lors de mon dernier emménagement, j’ai retrouvé parmi des kilos de revues, de notes, d’articles et de livres, un vieux fanzine auquel j’avais participé, très modestement, et plus par passion que par intérêt. Il s’appelait « L’ascenseur ». C’était le numéro 1 (quoiqu’il fasse suite à 6 numéros portant le titre de « Bonjour, l’ascenseur »). Ce fanzine contenait un article que j’avais signé Orial, pseudo que j’utilisais dans les années 1980. Il était daté de juin 1985, une époque ou je fréquentais assidument les rares restaurants japonais de Paris, dont bien peu subsistent encore aujourd’hui.
Je le reproduis aujourd’hui, ici. Avec le titre et les illustrations que j’y avais placés. Une façon de saluer cette vieille collaboration. Et qu’importe si ce qui suit est maintenant, des redîtes largement connues de tous. A l’époque, ce n’était pas le cas.
Une plaque de bois brute, épaisse mais bien équilibrée, sans angle vif : le sabouya. Dessus, une composition de textures, de couleurs et de formes variées. Un tableau et une sculpture, avant même que la composition culinaire s’impose à notre esprit : le sashimi.
Quand on entre dans un restaurant japonais, c’est d’abord le gestuel du cuisinier qui étonne et attire notre attention. Ses mains dansent autour des aliments ; de souples coups de couteau étonnamment rapides et précis semblent parer les poissons et les légumes d’atours. Il n’y a aucunement l’idée de destruction dans ces gestes là. Bien au contraire ; il s’agit bien d’un acte de création. Chaque geste participe à un dessein particulièrement élaboré qui, peu à peu, organise le plat que l’on vous offre. Il y a de l’amitié dans cette préparation, car chacun diffère, comme si le cuisinier identifiait ses réalisations en fonction de celui qui l’attend. Matérialisation de l’ineffable échange produit par les regards, les sourires ou plus encore, par l’image qu’accepte de délivrer le visage. Puis, vous êtes confronté seul à seul avec cette nourriture qui semble porter bien autre chose que les calories, les odeurs et les saveurs que vous étiez venu chercher. Un sens caché en somme. Effet de l’inconnu mais également voulu par un plat suggérant beaucoup plus qu’il ne nourrit. La première approche rappelle l’ikebana, cet art floral, sobre, délicat, fugace, fragile et en somme frugal. Dans la manière de manger européenne, il y a un ordonnancement bien strict auquel personne ne songe à déroger. Les plats se suivent et alimentent les convives au fur et à mesure de leurs présentations. Au Japon, il n’en est rien. Chacun élabore – pas nécessairement inconsciemment – une manière de rencontrer la nourriture. De la liberté dans la découverte de chaque bouchée. Les français suivent souvent leur habitude de rationaliser tous les actes : morceau après morceau, poisson après poisson dans l’ordre de la présentation sur le plat sans laisser une discrète envie au hasard prendre le pas, oubliant que le plaisir des yeux peut également être de la partie, retrouvant la facile habitude de manger français. Pourtant ce morceau de dorade attire votre regard par ses reflets argentés et produit ce désir d’en savourer et le goût et la consistance. Comme un enfant qui hésite devant une panière de bonbons, en retrouvant son innocence; vous vous laisserez aller au plaisir inavouable de la gourmandise en picorant de ci de là d’autres morceaux, d’autres saveurs.
Robert Courtine, l’auteur de nouveau Larousse Gastronomique, présente cette cuisine, dans l’introduction du remarquable ouvrage qu’est « La Cuisine Japonaise » des Editions Time-Life, comme celle « du savoir-valoir, une cuisine d’apparence ». Et il est vrai que le respect japonais de la nature et donc de la vie ira plutôt suggérer tout autre chose qu’une reconstitution macabre de son cadavre.
Le saboya est un microcosme. Il peut, à l’exemple des jardins zen représenter toute une philosophie, où, à contrario, celui de la fantaisie. Tout peut y être fait, défait, refait, comme s’il n’était qu’une table de jeu sur laquelle chacun peut s’essayer à la réussite d’un instant, d’une vie, où à d’autres abstractions. Le jeu possède sa limite, la roulette russe. Le sashimi a également son extrême. Mortelle ! Un poisson des plus appréciés, et des plus chers, le fugu. Le diodon de notre outre-mer. Ce drôle de poisson qui, attaqué, a la particularité de se gonfler comme une baudruche. Sa chair est comestible et, parait-il, délicieuse. Mais son foie et ses ovaires secrètent un poison éminemment mortel. L’art du cuisinier, en l’occurrence diplômé, est d’en retirer le foie et les ovaires, mais surtout pas les testicules, qui bien que semblables d’aspect aux organes féminins, sont particulièrement appréciés des gourmets masculins pour le symbolisme viril qu’elles portent. Il n’empêche, plusieurs centaines de japonais meurent chaque année les baguettes à la main, par gourmandise et goût du risque. Ou par choix, quel plus beau suicide pour un gastronome ?
Eros n’est jamais loin de Thanatos. Il y a de l’érotisme dans l’effeuillage des quelques pétales cristallins de guji (dorade) qui couronnent un cœur rosé de saumon frais…
Barthès dans « l’empire des sens » compare le sabouya à la palette du peintre. Il peut en être également la parure : l’un des cuisiniers que je préfère m’offre souvent avec mon sashimi, pour notre mutuel plaisir, un sushi de sa création. Il s’agit d’un petit rouleau de riz tenu par une fine peau d’algues séchées et dont le cœur peut être composé de mille façons, de multiples aliments pouvant entrer dans sa composition. On y apprécie tout autant les couleurs, l’assemblage que la saveur. Il existe des références entre les aliments et leurs symboles shintoïstes. Ainsi, lorsque j’appris que le riz est celui de la fortune, je me plus à imaginer le sushi comme un délicat coffre aux subtils et variés trésors. Par ailleurs, le jaune orangé symbolise pour les japonais le renouveau ; le soleil levant. Pas étonnant qu’un jour de printemps, on me servit sur un plateau le saumon sous forme d’un disque émergeant d’une mer constituée de fines lames de maquereau. Sur le côté, quelques arbres étaient suggérés avec des brins de persils…
Pour apprécier cette cuisine, faut-il nécessairement posséder un sens esthétique. Sans doute pas. Mais c’est aussi perdre une partie du plaisir de la dégustation.