Poésie du samedi, 41(nouvelle série)
A chaque fois que j’entends l’Hymne à la joie, comme l’autre soir sur Arte qui retransmettait le concert de Leipzig, je suis submergé par une profonde émotion. Envoûté par la musique de Beethoven qui magnifie le texte déjà puissant de Schiller, je suis littéralement transporté. J’éprouve alors une sorte d’allégresse intérieure qui s’extériorise sous forme de larmes et de tremblements… C’est de l’allégresse ou une sorte de terreur sacrée, ou les deux, je ne sais pas trop. C’est un état d’âme où je me sens autant arraché à moi-même que réconcilié avec moi-même et avec la création tout entière… Je ne sais si j’arrive bien à traduire ce que je ressens, mais je vous jure que c’est vrai !
Précisément, je me suis replongé cette fois dans le texte de Schiller (dont Beethoven a retenu seulement les trois premières strophes et une partie de la quatrième). J’ai voulu offrir ce texte en partage et je me suis attaqué naïvement à sa traduction. Ceux qui lisent l’allemand pourront avantageusement se reporter au texte original de Schiller car je suis piètre germaniste et ma traduction n’est qu’un bricolage ayant utilisé et revisité celle de Jean-Pierre Lefebvre. Mais c’est une proposition de bonne foi, ami lecteur, celle d’un amateur qui appelle en écho les remarques d’autres amateurs… Le but est d’amener un peu de cette joie dans les cœurs, et j’espère pour cela avoir suffisamment conservé à ce texte son caractère proprement sublime.
Ode à la Joie
O Joie ! divine étincelle
Belle enfant de l'Élysée,
Nous pénétrons ivres de feu,
Céleste, ton temple sacré.
Tes charmes lient à nouveau
Ce que la mode a tranché ;
Tous les hommes deviennent frères
Là où ton aile douce repose.
Chœur : Enlacez-vous, millions d’êtres !
Que ce baiser aille au monde entier,
Frères, au-dessus du firmament
Doit bien vivre un père aimant.
Celui que la chance a comblé
D'être l'ami d'un ami ;
Celui qui a conquis une gente dame,
Qu’il mêle ici son allégresse !
Oui, quiconque a sur cette terre
Une seule âme qu’il nomme sienne !
Et que celui qui n'a jamais connu cela s'écarte
En pleurant de cette communauté !
Que tous ceux du vaste cercle,
Célèbrent la sympathie !
Elle conduit aux étoiles
Où trône l’Inconnu.
Tous les êtres boivent la joie
Aux mamelles de la Nature,
Tous les bons, tous les méchants,
Suivent sa trace de rose.
Elle nous a donné des baisers,
Des raisins, un ami forgé dans la mort.
Elle a donné au ver la volupté,
Et le chérubin est devant Dieu.
Vous vous prosternerez, millions d’êtres ?
Pressens-tu le Créateur, ô Monde ?
Cherche-le au-dessus du firmament !
Il doit vivre au-dessus des étoiles.
La Joie est le puissant ressort
Dans la Nature éternelle.
La joie, la joie fait tourner
La grande horloge du monde.
Elle tire les fleurs des germes,
Les soleils du firmament,
Elle roule des sphères dans des espaces
Invisibles à la lunette.
Heureux, comme volent ses soleils
A travers le splendide plan des cieux,
Poursuivez, frères, votre voie,
Joyeux comme un héros partant à la victoire.
Dans le miroir flamboyant de la vérité,
Elle sourit au cherchant.
Aux monts escarpés de la vertu,
Elle montre le chemin aux souffrants.
Sur la montagne ensoleillée de la Foi,
On voit ses drapeaux flotter,
Et par la fente des cercueils fissurés,
On la voit dans le chœur des anges.
Souffrez courageusement, millions d’êtres,
Souffrez pour le meilleur monde !
Là-haut, au-delà des astres,
Un grand Dieu vous récompensera.
Aux Dieux on ne peut rendre leur dû,
Mais il est beau de leur être semblable.
Chagrin et pauvreté doivent se nommer,
Se réjouir avec les joyeux.
Que ressentiment et vengeance soient oubliés,
Que l’ennemi mortel soit pardonné,
Nulle larme ne doit l’oppresser,
Nul remords le tourmenter.
Qu’il soit détruit notre livre de dettes !
Réconcilié le monde entier !
Frères, au-dessus du firmament,
Dieu juge comme nous jugeons.
La joie pétille dans les coupes,
Dans le sang doré du raisin
Les cannibales boivent l’aménité,
Le désespoir boit l’héroïsme.
Frères, décollez de vos sièges,
Quand vient la tournée des verres,
Que la mousse jaillisse jusqu’au ciel :
A la santé du bon Esprit.
Que les tourbillons d’étoiles glorifient,
Que l’hymne du séraphin retentisse
A la santé du bon Esprit
Là-haut, au-dessus du firmament !
Courage ferme dans la pesante souffrance,
Secours où pleure l’innocence,
Éternité aux serments prêtés,
Vérité face à l’ami et à l’ennemi,
Virile fierté face aux trônes des rois –,
Frères, s’il y allait du bien et du sang,
Au mérite ses couronnes,
Et mort à l’engeance menteuse !
Fermez mieux le cercle sacré,
Jurez sur ce vin doré
D’être fidèle à ce vœu,
Jurez-le par le juge des astres !
Friedrich von Schiller (Marbach-Neckar 1759 – Weimar 1805). Ode an die Freude, traduite d’après le texte publié en 1800 (la première version date de 1785). Pour bricoler cette traduction, je me suis servi de l’excellente Anthologie bilingue de la poésie allemande, établie par Jean-Pierre Lefebvre, dans la bibliothèque de la Pléiade (1993). Les œuvres de Schiller ne sont pas disponibles en Pléiade mais on trouve plusieurs textes majeurs chez Larche éditeur.